Daniele Ciprì et Franco Maresco sont deux cinéastes frondeurs qui se sont fait connaître en Italie avec une émission de télévision – Cinico TV – conçue comme un virus destiné à pénétrer le corps illusoirement sain (et saint) d’une société hédoniste et immorale. Par l’esprit et par le style, Totò qui vécut deux fois en est le prolongement cinématographique. Censuré à la veille de sa présentation à la Mostra de Venise, en 1998, pour offense à la religion, le film fut soutenu avec ferveur par des cinéastes tels que Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio, Fernando Solanas, Mario Monicelli, Guiseppe De Santis et Mario Martone. Rien que ça… Radicalement blasphématoire, cynique, trash, grossier, absurde, drôle, écœurant, Totò qui vécut deux fois est rien moins que scandaleusement gratuit : formellement… magnifique (on hésite un peu à employer un tel mot, vous comprendrez quand vous aurez vu le film… Mais la photographie de Luca Bigazzi mérite bien cela), le film provoque pour secouer son spectateur, et faire percer, derrière la franche rigolade, le sentiment de l’absurde et du tragique.
Comment parler de Totò qui vécut deux fois ? Comment le raconter, surtout ? Le titre, déjà, pose problème. Car il nous faut bien avouer qu’il est aussi « insensé » que le reste du film. À moins que ce ne soit parce que le même acteur, Salvatore Gattuso, dans le dernier épisode, incarne à la fois Totò le mafieux et Totò le messie. La justification est minimale, mais Daniele Ciprì et Franco Maresco créent un univers qui se passe aisément de toute logique. Pour faire bref, Totò qui vécut deux fois est une sorte de réécriture biblique extrêmement libre – blasphématoire ! sacrilège ! – en trois épisodes qu’il importe peu de raconter. Les auteurs jouent sans aucun doute sur le chiffre trois (la trinité…) en s’en fichant, au fond, complètement et en construisant toutes sortes de passerelles entre les épisodes. La séquence initiale donne le ton : l’image est en noir et blanc, car Ciprì et Maresco, on le sait, ont une véritable passion pour le cinéma classique. mais aussi parce qu’ils conçoivent leur cinéma comme une sorte de « virus » venant déranger un corps télévisuel et cinématographique plat, aseptisé, mensonger (les jolies couleurs…). Et de fait, ce noir et blanc dessine une scène bien peu conventionnelle : la sodomie d’un âne par un homme à la gueule totalement improbable. Le spectateur, choqué, pousse un soupir de soulagement en s’apercevant qu’il ne s’agissait là que d’un film visionné par les personnages : avec un peu de chance, le récit prendra une direction plus convenable et viendra moraliser ses personnages déviants. C’est oublier que la mise en abyme est ici parfaite : le film dans le film, outre qu’il est extrait de L’Oncle de Brooklyn, film précédent (1995) des mêmes réalisateurs, est l’image exacte du film entier, peuplé de personnages répugnants et cruels, qui ne cessent de se sodomiser les uns les autres – et les animaux avec –, de se masturber, de cracher, de jurer comme des charretiers. On vous passe les meilleurs exemples, inutile de tout dévoiler…
Totò qui vécut deux fois explose à chaque plan d’une jubilation iconoclaste, qui a attiré les foudres de la censure sur le film. Ciprì, Maresco et Luca Bigazzi (l’un des meilleurs chefs opérateurs d’Italie) font preuve d’une maîtrise formelle remarquable… et subversive : ils travaillent l’iconographie religieuse pour faire entrer l’hénaurme et le grotesque dans le saint et le sacré. Les personnages sont filmés comme des icônes, mais ces saintetés… sont occupées à se branler, et le sublime travail du noir et blanc et l’éclairage viennent accentuer les difformités de ces êtres monstrueux. Chaque plan semble renvoyer à des tableaux célèbres ou simplement à une imagerie religieuse traditionnelle ancrée dans la mémoire visuelle du spectateur, et tout l’art cinématographique – les cadrages, la composition des plans, la mise en scène etc. – est mis au service d’un dynamitage de ces représentations. Les ailes de l’ange du troisième épisode sont faites de plumes de poules ; le messie ressuscite un Lazare dissous à l’acide par la mafia sicilienne sur les mots de « Sors de là, tête de bite »; et Jésus se demande, après le baiser de Judas, si ce dernier n’aurait pas viré homosexuel. La très grande rigueur formelle du film rend jubilatoire ce sentiment de dérapage permanent, de liberté totale dans l’évolution des scènes : dans le deuxième épisode, les souvenirs en flash-back d’un vieil homosexuel ayant feint l’amour par avidité débouchent sur un bref moment de comédie musicale, et la vision enchantée des deux pédés cabriolant dans un pré parodie avec délice tous les succès à l’eau de rose hollywoodienne. Car on aurait tort de limiter le film à son jeu iconoclaste : Ciprì et Maresco s’amusent follement avec le cinéma lui-même, avec ses clichés (la mafia sicilienne) et son langage (Totò qui vécut deux fois, c’est le retour des volets, des flash-backs introduit par un flottement de l’image etc.).
« Le mot-clé de notre cinéma, c’est “mélancolie”, dans le sens le plus élevé. C’est elle qui donne le sens de la perte, du paradis perdu, et elle est accentuée par l’absence de la femme. » Que tous les acteurs du film soient interprétés par des hommes (même Tricylindrée, la prostituée itinérante aux seins si convoités, même les « trois Marie » qui prient au pied de la croix…) produit évidemment un effet comique. Mais le film ne suscite le rire que pour provoquer. Totò qui vécut deux fois est le digne rejeton de Cinico TV, l’émission produite par la RAI qui a rendu ces deux réalisateurs célèbres en Italie : cinq minutes par jour, ils imposaient à leurs spectateurs la vision dérangeante (noir et blanc, acteurs monstrueux, rythmes narratifs inhabituels etc.) d’une Sicile qui dérange, sale et miséreuse, afin de court-circuiter une société hédoniste, arriviste, bien-pensante … et immorale. Totò qui vécut deux fois poursuit cette « intervention morale sans pitié », qui construit un monde désenchanté, dont le sens semble être perdu. « Il y a là un sentiment de l’absurde un peu beckettien, une dimension tragique dont on prend conscience peu à peu, passées la stupeur et la rigolade. »
À bien des égards, Ciprì et Maresco renouent avec la puissance provocatrice du cinéma de Pasolini, avec sa modernité troublante, et il est difficile de ne pas penser à La Ricotta, mais aussi, si étrange que cela puisse paraître, à L’Évangile selon saint Matthieu, au moment où l’on voit Totò qui vécut deux fois. Le film est une galerie de monstres, un casting de freaks, un défilé d’êtres difformes, qui s’amuse à ne pas distinguer les hommes des animaux. On y sodomise également une poule, un âne, un homme ou un ange, et le messie demande à ce qu’on lui « gratte les couilles » avant de faire des miracles. Certes. Mais c’est bien par là que passe un certain sentiment du sacré : à travers la dénonciation de son absence tragique.