La Croisade cherche à se faire l’écho d’un clivage générationnel récent, surtout répandu dans les classes moyennes et supérieures urbaines auxquelles le film semble s’adresser : depuis quelques années, de nombreux adolescents reprochent à leurs parents et à leurs grands-parents de n’avoir pas su réagir face aux prémices de la catastrophe écologique pour leur assurer un avenir vivable. Incarnée dans l’espace public par les grandes « marches pour le climat » (dont il faudrait presque déjà parler au passé), cette tendance possède son corrélat dans l’espace privé, où les enfants poussent les adultes à réformer leurs comportements quotidiens. C’est ce volet intime que Louis Garrel décide d’explorer dans son troisième long-métrage, faisant le choix de la chronique familiale et psychologique plutôt que de la description sociopolitique : La Croisade raconte comment un couple parisien, manifestement loti de tous les capitaux possibles, voit son quotidien chamboulé par l’engagement écologiste de son jeune fils. De manière souvent désinvolte, l’auteur assujettit la question écologique à une représentation complaisante de sa galaxie personnelle, comme en témoigne la présence à l’écran de son épouse, Laetitia Casta, dans l’autre rôle important du film.
Les premières séquences sont pourtant prometteuses, à commencer par l’interaction inaugurale entre les trois personnages principaux au sein de l’appartement cossu qu’ils partagent. Dans un premier ensemble de plans, la caméra vient alors de suivre à distance le père, Abel (Louis Garrel), roulant dans les rues de Paris à moto, dans une série de travellings avant rectilignes qui le font apparaître comme la marionnette d’un monde que rien ne fait dévier de sa trajectoire, encore lourdement carboné et attaché aux moyens de transport individuels les plus polluants. La musique guillerette, faite de pizzicati, souligne avec humour la déconnexion d’un personnage dont on découvrira bientôt qu’il est fort ignare en matière d’écologie. Suit alors l’élément déclencheur du scénario : en discutant avec leur fils Joseph, Abel et Marianne (Laetitia Casta) comprennent peu à peu qu’il a progressivement vendu la plupart des objets précieux appartenant au couple pour « sauver la planète » avec des camarades. En exploitant avec brio le potentiel comique de la situation, le film moque alors les réactions du couple paniqué face à la disparition d’une robe Dior ou de montres de collection, dans une immaturité flagrante au regard de la conscience écologiste arborée sereinement par l’enfant. Les choix de mise en scène ne se démarquent guère par leur originalité, mais dans les premières séquences du film, ils ont encore le mérite d’être relativement rigoureux : par un jeu conventionnel sur le découpage, Garrel souligne l’autonomie de Joseph, généralement seul dans le cadre face à des adultes unis dans leur crise de parents gâtés – le tout dans une photographie grisonnante qui indique clairement que ce foyer et ce couple, à l’image de la Terre, ne respirent plus la grande santé. En quelques dialogues amusants, La Croisade rend alors rapidement sensible le renversement que produit parfois la crise écologique : quand certains enfants se muent en sujets responsables, des adultes qui sont pourtant censés montrer la voie régressent vers un attachement fétichiste à leurs besoins artificiels. L’esprit de dérision avec lequel Garrel filme alors son couple permet même pour le moment d’éviter l’autosatisfaction souvent reprochée à la bourgeoisie de gauche dans son rapport à l’écologie.
De l’écologie comme thérapie personnelle
Après avoir soigneusement évité cet écueil et entrevu la possibilité de capter un véritable conflit, La Croisade devient toutefois rapidement une banale comédie dramatique où la mobilisation écologique de Joseph n’est plus qu’un prétexte à la recomposition de l’espace intime et familial, tant au niveau vertical de la parenté qu’à celui – horizontal – du couple. Tandis que Marianne choisit de s’engager aux côtés de son fils pour devenir une véritable mère modèle, Abel décide auprès de son épouse qu’il va enfin mettre un terme à son comportement d’ours mal léché (que confirme la mobilisation de son fils), dans une scène fort embarrassante où la réconciliation des époux, dont on ne sait alors plus bien à quel point ils sont fictionnalisés, est à mi-chemin entre le développement personnel et la thérapie de couple standardisée. Garrel se désintéresse si manifestement de son sujet que les dialogues perdent progressivement en intérêt, se contentant bien souvent de répéter les banalités afférentes aux conversations de déjeuner sur la crise environnementale, sans parvenir à décoller d’une actualité immédiate qu’il n’arrive pas à transfigurer – si bien qu’il se retrouvera même à filmer, sur un écran d’ordinateur, l’un des plus célèbres discours de Greta Thunberg, comme s’il finissait par déléguer son ancrage politique initial au visage désormais emblématique de la jeune militante suédoise, dans un plan qui résonne comme un aveu d’échec. L’auteur choisit in fine de dissiper le conflit générationnel et social au profit d’un règlement de comptes familial bienveillant, n’osant pas vraiment faire face à son sujet, et croyant du même coup pouvoir lénifier des problèmes politiques dans l’espace intime ; dans ce qui s’apparente bien plutôt à un geste de dissimulation, il confond en vérité résolution et dissolution. Une chose est malheureusement certaine : ce n’est pas avec La Croisade que l’écologie cessera d’être considérée par beaucoup comme un problème de privilégiés.