Il y a d’abord un tailleur, puis une comédienne. Il y a ensuite un dilemme : partir ou rester. Partir serait quitter ce qu’on connaît et découvrir ce qu’on ne connaît pas. Partir géographiquement et s’éloigner de soi-même – un être qui n’a rien vécu et qui se trouve enfin face à une histoire, un challenge, bref une passion. Aimer ce qu’on connaît et aimer encore plus férocement ce qu’on ne connaît pas. Arthur est empli de doutes : jusqu’à confondre la vie et la vie rêvée.
Il y a avant tout l’idée que le personnage se vit comme un raté. Il l’exprime clairement lors de l’espèce d’affrontement final avec Grand Albert : Arthur éclate en sanglots, un mélange de tristesse à se retourner sur sa vie et de colère à ne pas savoir faire un choix pour l’avenir. Marie-Julie comme Arthur sont deux personnages qui perdent l’équilibre. Ils se trouvent s’appuient l’un sur l’autre – lui en s’amourachant, elle plus froidement mais chargée d’un espoir qu’elle semblait ne plus avoir effleuré depuis belle lurette. Les deux remarchent droits. Le dernier plan du film est d’une maturité incroyable, cachant sous la drôlerie a priori de la situation de retour d’Arthur ; la caméra reste à l’extérieur de l’atelier de confection et laisse son personnage fermer sa parenthèse passionnée. Petit tailleur est une petite parenthèse, comme l’était Mes copains.
Mes copains est un film qui résonne comme un formidable gribouillage, ou une esquisse belle et heureuse, une espèce d’envie de filmer dans l’urgence sur une génération déjà en place, de rendre compte sur pellicule une bande de potes. L’impression d’un court-métrage pour graver un présent – film pour futur – est si forte qu’on s’installe immédiatement dans une noble mélancolie. Mes copains, en 25 minutes, aborde pas mal de choses sans en avoir l’air : les relations avec les parents en plein divorce, donner vie à un café parisien, jouer avec ses vitres et à côté d’un serveur qui s’emballe sur un Brassens italien (Bocca di rosa, Fabrizio De André). Le bon côté du cinéma fourre-tout dans son envie extrême de partage, filmer dans une fiction les êtres qui comptent, les mettre en scène pour mieux les reconnaître plus tard. Le côté clownesque présent est à l’image de son auteur dans les films de Honoré, c’est la farce qui vient relayer le drame, le drame du quotidien certes. Mes copains est fort car il est léger, c’est la grâce d’un acteur qui perdure derrière une caméra, une douce envolée dans Paris qui par ses forces de cadrages et son amour pour ses amis comédiens devient un film envoûtant. L’âme d’une filmographie paternelle plane au-dessus de son film et c’est comment Louis Garrel parvient à s’en imprégner et à s’en détacher qui témoigne de la juste élégance de son film. Avec Petit tailleur c’est presque une autre histoire : l’héritage est plus frontal. Le noir et blanc y est pour beaucoup mais pas seulement. Petit tailleur est un pendant de La Frontière de l’aube en ce qu’il met en scène la naissance de l’amour entre un jeune homme et une actrice. Laura Smet alias Carole comme Léa Seydoux alias Marie-Julie tentent de raisonner le jeune amoureux : il ne faut pas s’attacher, il peut arriver des souffrances très grandes.
Louis Garrel intervient en voix-off. Apostrophant le spectateur, il déclare ne pas avoir à nous montrer des extraits de la pièce de théâtre que les personnages sont allés voir. Car oui, «au théâtre, on y va ou on n’y va pas…» La Petite Catherine de Heilbronn est aussi l’histoire d’un couple impossible. La voix-off de Garrel se façonne à l’image de celle de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin avec un goût prononcé dans l’écriture des vies intimes des personnages : on expliquera au spectateur ce qu’il se passe entre les personnages, ce qu’untel pense d’untel et pourquoi il pense ainsi. L’exercice se révèle fort chez Desplechin dans l’expérience de la durée, avec une épaisseur immense dans l’écriture : une psychologie fine, délicate et intense. Dans Petit tailleur, ce sont des bribes qui ne suffisent pas et les intentions de la voix-off sont encore trop visibles pour laisser s’échapper les personnages, les laisser vivre. Car ils ne vivent jamais mieux que sans la voix-off : il suffit de voir Grand Albert et sa verve, ses hésitations touchantes.
Que font-ils ces jeunes adultes à être filmés dans les cafés parisiens, sur les bancs des boulevards ? Ils s’échappent du théâtre justement, mais pas tout à fait. Ils retrouvent le pavé parisien en citant du Tchekhov et ils doutent. Ils ont raison : ils doutent comme les personnages chez Tchekhov. Aucun dans Petit tailleur n’échappe aux incertitudes – l’intrigue s’érige à partir d’une voûte classique mais finement mise en scène : un dilemme. Le très joli jeu de mot prononcé par Arthur révèle ces doutes : «je suis dans le flou». Personnage qui avance dans la brume. Et renvoie aussi ça son statut d’apprenti tailleur. Car les contours tendent à être définis dans le film. On tente de jauger l’autre dans le couple naissant, jusqu’à prendre les mesures, les mensurations, mais on se perd vite dans l’indicible. Petit tailleur raconte les choix à prendre quand on est paumé. Ce ne sont pas des personnages dépressifs, ils sont paumés car ils ne savent pas où ils vont, qu’on taille leur vie à leur place. Et voilà qu’arrive une occasion de jouer plus gros, de prendre des risques. Et là, Louis Garrel s’écarte considérablement du cinéma de son père en s’évertuant (consciemment ou non) à être un homme pressé. Louis Garrel (sa monteuse est Marie-Julie Maille qui a travaillé notamment sur Des hommes et des dieux) coupe souvent et vite. Pressé aussi comme ses personnages, ou agité à tout le moins : Arthur est en retard au travail, en retard au théâtre, alors il court, et les travellings véloces le poursuivent. Il n’empêche que le film se pose plus profondément parfois, qu’il travaille ses personnages doucement, gentiment : incroyable capacité chez Louis Garrel à regarder ses personnages avec amour. Peut-être est-ce aussi que ses personnages sont ses amis : Mes copains et Petit tailleur sont deux documentaires intimes sur lesquels s’édifient une fiction romanesque, lyrique. Encore plus de fougue et tout devrait aller pour le mieux.