Après les écarts kitsch de Charlie et la chocolaterie et Alice au pays des merveilles, puis le saugrenu Dark Shadows, Tim Burton pouvait-il encore nous émerveiller ou était-il devenu artistiquement aussi mince que la silhouette décharnée de Jack dans L’Étrange Noël ? On retenait notre souffle avant la découverte de Frankenweenie. Ce film en stop-motion (animation image par image) affirme heureusement la vitalité du monde parallèle de Burton. Le réalisateur d’Edward aux mains d’argent effectue un retour aux fondamentaux de son univers foisonnant et foutraque, aussi bien dans la signature graphique de cette fable gothique que dans son exploration sensible de la monstruosité, marotte burtonienne.
Il était une fois un petit garçon de Burbank avec des rêves plein la tête – ou plutôt des cauchemars, souvent en noir et blanc – qui ne demandaient qu’à prendre vie. Il était une fois un jeune illustrateur et animateur recruté par les studios Disney : avec le désir fou de créer des personnages monstrueux, horrifiques, déjantés dans le bestiaire propret et naïf de la famille Mickey. Il était une fois un jeune réalisateur passionné par le cinéma fantastique des années 1930 à 1950, fan de Vincent Price et de Christopher Lee, féru de monstres et de créatures improbables. Avec les courts-métrages Vincent (1982, animation) et Frankenweenie (1984, prise de vies réelles), il commençait un long chemin semé de briques sombres dans une carrière unique. Il était une fois un cinéaste reconnu, capable de séduire comme de décevoir, construisant un parcours d’une cohérence évidente malgré des détours sinueux. Il était une fois Tim Burton et ses obsessions perpétuelles, retrouvant l’essence fascinante de son univers avec Frankenweenie. La boucle est bouclée pour mettre les compteurs à zéro et repartir sur des bases saines. Esthétique gothique, glissement horrifique, humour dosé, intertextualité ludique sont à nouveau agencés avec maîtrise.
Voir Frankenweenie, c’est se laisser emporter par la magie d’un procédé d’animation, dont on sait le caractère fragile et charnel, dont on devine la minutie et la difficulté, dont on imagine la dose de patience qu’elle nécessite. Mais, au-delà de la fascination immédiate générée par le stop-motion, force est de constater la pertinence de ce choix d’animation pour l’histoire de Victor Frankenstein et de son chien Sparky. La mort accidentelle de l’animal, son unique ami, va conduire Victor à tenter une expérience de ressuscitation, comme son patronyme l’y prédestine. Le jeune Frankenstein réussit dans son entreprise, mais doit cacher ce tour de force aux yeux de tous de crainte que la bête, toujours aussi affectueuse mais désormais monstrueuse, ne déclenche la peur et la violence de ses voisins dans la tranquille bourgade de New Holland. En compétition pour un Prix de sciences, ses camarades vont percer son secret et renouveler l’expérience sur d’autres animaux avec moins de succès. Leurs créatures déchaînées envahissent la ville et le solitaire Victor devient le pivot d’une communauté en détresse. Les enjeux de Frankenweenie se concentrent sur la question du corps et de ses transformations. Les silhouettes étranges des personnages burtoniens se déplacent au rythme imposé par leur physionomie atypique, tout en craignant la vivacité et la putréfaction d’animaux zombies aux fonctionnalités fragiles (les boulons de Sparky se desserrent, les liquides ressortent par ses cicatrices mal cousues). Pour matérialiser la corporalité essentielle des personnages, le recours aux marionnettes apparaît comme une évidence. De plus, l’animation en stop-motion permet de revenir à l’essence même du cinéma, cette aventure collective nécessitant l’intervention d’un nombre important de techniciens et d’artistes pour incarner le rêve d’un individu. Les dessins originels sont de Tim Burton, mais le film est l’œuvre d’une importante équipe technique au savoir-faire indéniable. Pour un tel film d’animation, le réalisateur endosse plus que jamais le rôle un chef d’orchestre responsable de la cohérence esthétique d’un ensemble, dont chaque plan demande l’implication d’un nombre important d’experts et de spécialistes. On revient au cinéma des origines, au bricolage et à l’artisanat. Après la vaine démesure des dernières productions Burton, ce retour aux sources du cinéma s’avère salutaire. La dimension charnelle de l’image est rendue encore plus vibrante grâce au choix du noir et blanc. La photographie de Peter Sorg travaille la subtilité plastique d’une palette de gris et de noirs aux contrastes durs, pour accentuer l’étrangeté des silhouettes et l’excentricité gothique des décors.
Le charisme de Frankenweenie naît aussi de sa capacité à mobiliser un nombre pléthorique de références cinématographiques, jouant d’une intertextualité permanente avec les classiques du cinéma fantastique. Si le lien avec Frankenstein crève l’écran, les clins d’œil aux idoles burtoniennes sont aussi nombreux. Le professeur M. Rzykruski avec ses airs de Vincent Price et le jeune Nassor avec son physique de Boris Karloff, tout comme l’apparition furtive de Christopher Lee quand la famille Frankenstein regarde Dracula à la télévision, viennent construire un réseau de références ludiques. Loin d’une sophistication précieuse, clins d’œil et citations servent un humour décalé et sans prétention. On lorgne aussi bien du côté de Godzilla (tortue géante sur New Holland), que des Gremlins (créatures rendues monstrueuses par immersion dans l’eau) ou de La Belle et la Bête (« Kill the beast !»). La vitalité du film repose enfin sur son identité vocale : les habitués de l’univers burtonien (Catherine O’Hara, Martin Short, Martin Landau, Winona Ryder) appellent par leur voix le souvenir de leurs rôles passés.
Malgré ses qualités formelles, Frankenweenie se heurte à un évident problème de cible du fait de son identité bâtarde. Le scénario, mignon mais naïf, le destine en premier lieu à un jeune public. Pourtant la noirceur du film, parsemé de créatures horrifiques au graphisme acéré, exclut les plus petits (à moins qu’ils n’aient biberonné au cinéma d’horreur comme une partie de la rédaction de Critikat). Certes, Frankenweenie multiplie à l’envi les références cinéphiliques pour le plaisir du public adulte, mais son intrigue manque de corps (bien qu’elle en ramène à la vie). En somme, le charme nostalgique et simple du film en pose aussi les limites. Disney a bien conscience de marcher sur un fil avec cet OVNI cinématographique, plus difficile à positionner que les précédentes extravagances de l’homme en noir. « I take my revenge !», s’exclame avec humour le cinéaste, quand un spectateur l’interroge d’entrée de jeu sur son retour chez Disney, lors de la master-class organisée dans un multiplexe parisien le 23 octobre dernier. Mais, après un semestre d’exposition à la Cinémathèque et une rétrospective associée, Burton donne l’impression de n’avoir jamais quitté la France, au risque de dissiper un mystère séduisant et de se banaliser à outrance (modifiant de ce fait le regard porté sur l’originalité supposée de ses films).
Fragilisé par un mauvais démarrage aux États-Unis où il est éclipsé par la sortie de Looper (avec le sauveur du monde, Bruce Willis), Frankenweenie n’en constitue pas moins une page fondamentale de la filmographie burtonienne, comme la promesse possible mais fragile d’un retour en grâce après une longue errance.