Dix ans après les déambulations nocturnes d’Ascenseur pour l’échafaud, La Mariée était en noir poursuit le sacre de Jeanne Moreau en égérie glamour d’un genre nouveau. La femme fatale qu’elle incarne, empreinte d’un érotisme trouble et d’angoisse existentielle, évoque les meurtrières de série blême dont la cruauté trahit l’emprise d’une psychose. C’est bien un traumatisme qui sert ici de détonateur : veuve le jour de ses noces, Julie Kohler s’embarque dans une odyssée vengeresse pour assassiner le groupe d’hommes qui a tué accidentellement son mari. Ne serait-ce que par la récurrence de la scène originelle, venant interrompre la marche du récit pour figurer le travail de la mémoire involontaire, le film relève de la variation cérébrale sur le film noir. Le visage atone de Moreau modernise l’imaginaire de la névrose féminine, prisé par un genre alors en perte de vitesse pour n’être pas parvenu à renouveler les formules qui ont fait son succès. À cet égard, La Mariée… fait figure de pont jeté entre une Nouvelle vague multipliant les hommages à la série B (exemplairement, À bout de souffle et Tirez sur le pianiste) et le développement d’un filon « post-Hollywoodien » donnant naissance aux british noirs et au giallo à la fin des 60s. Il s’agit au fond de deux approches complémentaires d’un même maniérisme, moderne dans son désir de redorer le blason des genres par une approche mentale du récit laissant une large place au spectacle des pulsions et aux comportements aberrants.
La plante carnivore
Le malaise qui se dégage du film tient au hiatus subsistant entre la réalité des faits (un accident malencontreux maintenu dans le secret par une bande de pleutres complices) et la cruauté obstinée dont fait preuve la mariée, comme si un mal plus profond venait de faire surface. La mise en scène explore cet abîme de noirceur, comme l’annonce l’un des tous premiers plans, au cours duquel Julie emprunte un « passage souterrain » avant d’apparaître en contrebas de l’immeuble où réside sa première victime. Filmé depuis les limbes, La Mariée était en noir s’apparente à récit quasi gothique où la criminelle, rendue folle par la colère, aurait remplacé le vampire – interprétation renforcée par un plan fugace au cours duquel Julie Kohler, après avoir charmé Robert Coral (Michel Bouquet), s’enfonce dans la profondeur de champ, drapée d’une cape immaculée peu à peu dévorée par l’ombre de la nuit. Se sentant « déjà morte » comme elle l’annonce au mitan du film, empêchée de se suicider dès la première image, Julie n’appartient plus au monde des hommes. À trois reprises, Truffaut sépare son actrice du reste du casting en coupant son plan en deux par une ligne verticale représentant la frontière étanche entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les vivants et les morts. Quelque chose d’un romantisme outré se dégage de cette figure d’ange exterminateur, ce dont le cinéaste semble avoir parfaitement conscience lorsqu’il associe son actrice à une série de motifs floraux en arrière-plan (plants en pot, imprimés champêtre sur un rideau, vigne grimpant au mur, cf. photogrammes ci-dessous). Suivant une métaphore évidente, la rose se révèle truffée d’épines et prête à envahir toute l’image pour planter ses racines dans le corps de ses futures victimes. Cette dynamique de dévoration symbolique s’avère particulièrement nette lors de la scène de l’agonie de Coral : enivré par un alcool empoisonné, Michel Bouquet regarde Moreau danser alors qu’au premier plan, une fleur orange (où la tueuse a jeté un peu de poison) masque peu à peu son visage, pour figurer son intoxication progressive.
L’irruption d’une violence en forme de retour du refoulé instaure un nouvel état de nature qui
brise le vernis de civilisation dont les bons bourgeois peuplant le film sont les représentants hypocrites. La dimension para-fantastique du film s’en trouve renforcée lorsque Julie surgit comme une « apparition » (selon l’expression de Corey, interprété par Jean-Claude Brialy) venant semer le chaos à l’intérieur d’un espace social clairement déterminé (appartement branché, pavillon petit-bourgeois, atelier de peinture). Ainsi de la scène de réception chez Bliss (Claude Rich) où elle apparaît au détour d’un plan, comme par hasard, à la faveur d’un léger déplacement de Corey ; c’est une présence tapie dans le fond de l’image, imperceptible à première vue et dont il est pourtant impossible de détacher le regard. Tout le pouvoir attractif du personnage, mais aussi de son interprète, se trouvent alors synthétisés, jusqu’à ce que Corey et Bliss décident de la rejoindre, définitivement attirés vers les profondeurs par cette sirène en robe de gala.
La femme modèle
Dans ce petit théâtre du crime, Truffaut filme son personnage principal comme une manipulatrice hors pair, capable d’obtenir la confiance de ses victimes en alternant les registres les plus divers, de l’extrême froideur à la bonhomie. Chaque décor s’apparente ainsi à un plateau divisé entre une scène symbolique où s’ébattent les hommes et les coulisses (la cuisine de Morane, la salle de bain de Fergus) dans lesquelles Julie fomente ses petits crimes en secret. « Pour bien tuer, il faut bien jouer » semble nous dire le film, héritier d’une tradition du film noir où les femmes duplices sont d’abord des comédiennes en puissance. Les changements d’identité de Julie sont l’occasion de dresser l’inventaire d’un imaginaire hard boiled, allant de la « pute » toute de cuir vêtue à l’institutrice cachant sa timidité derrière ses grandes lunettes, en passant par la demi-mondaine et le modèle artistique. Julie est tout cela à la fois et rien de plus, une somme de masques recouvrant une personnalité anonyme, celle d’un personnage théorique dont l’unique fonction à l’écran est d’incarner la pulsion de mort. Truffaut pousse plus loin encore la dépersonnalisation de son héroïne en l’assimilant à une simple image sans épaisseur, surface sur laquelle se projettent les fantasmes et les angoisses des hommes qu’elle rencontre. En atteste le générique d’ouverture, dans lequel une rotative imprime par dizaines une photographie de la jeune femme, visage atone et seins nus, dans une alliance d’érotisme et de défiance. Plus que le secret du crime, c’est une certaine vision de la femme-objet, faite de misogynie et de prédation sexuelle, qui lie les mâles rencontrés tout au long de l’intrigue. « Lui, je le déteste parce qu’il fait partie de ces types qui ne pensent qu’à tripoter les femmes » lancera ainsi Julie au commissaire qui l’interroge à la fin du film à propos de Corey.
Difficile d’ailleurs de ne pas voir dans la confrontation entre Julie et le peintre Fergus (les seules scènes qui recevaient les suffrages du cinéaste, peu amène à l’égard de son propre film) un autoportrait de la relation nouée par le cinéaste avec ses actrices. Le mélange de crainte et de fascination pour le corps de Moreau atteint des sommets lorsqu’elle revêt sa tenue de Diane chasseresse (c’est à cette seule occasion qu’elle apparaît nue), dont l’apparence de prédatrice met en évidence, peut-être un peu lourdement, le fétichisme de Truffaut pour le danger que représentent les femmes gagnées par la passion, celles qui finissent par tuer comme à la fin de La Peau douce ou de La Femme d’à côté. Il se dégage de ces séquences une mélancolie bizarre où la beauté de l’actrice atteint son zénith au moment même où la mise en scène la dépossède son corps. La toute-puissance du regard masculin s’exerce alors dans un rapport entre sublimation esthétique et exercice du pouvoir, de sorte qu’on admire moins la femme que son corps modelé par le Pygmalion. Lors de quelque secondes suspendues, Julie enchaîne les poses pour Fergus, séparées les unes des autres par des croquis au fusain ; mais entre le modèle et sa reproduction, quelque chose manque : on n’y voit plus les mains autoritaires de l’artiste imposant toutes les contorsions, si bien qu’au moment où Moreau atteint littéralement le statut d’icône, la relation de pouvoir inhérente à la création artistique s’évanouit mystérieusement. L’intérêt de la scène tout comme son problème résident dans le fait que Truffaut joue sur deux terrains à la fois : il prolonge les logiques de sexualisation des personnages féminins en même temps qu’il dévoile les coutures de son propre male gaze. Entre la manifestation d’une influence hitchcockienne (le mélange de démiurgisme et de voyeurisme de Fergus) et une mise à distance moderne à l’égard des stéréotypes, le film ne laisse plus beaucoup de place à son héroïne, devenue pour le réalisateur le moyen d’explorer son propre univers imaginaire et inconscient. Ce déplacement sur le terrain de la psychanalyse sauvage atteint son pic lorsque, pour les besoins d’un croquis suggestif, Fergus demande à Julie de pointer son arc vers son visage : l’imminence du meurtre, comme une épée de Damoclès prête à s’abattre, est maintenue en suspens par le geste du peintre, comme si l’acte artistique venait dilater l’instant de sa mort pour en tirer une jouissance maximale. C’est ce mélange de fétichisme et de masochisme maladif qui fait encore aujourd’hui toute la valeur de La Mariée était en noir.