À l’orée du XIXe siècle, un enfant d’une douzaine d’années (Jean-Pierre Cargol) est découvert dans une forêt de l’Aveyron où il semble vivre depuis un certain temps. Manifestant plusieurs traits de désocialisation (incapacité à communiquer, absence de conscience de soi…), il est rapidement considéré comme un « enfant sauvage » abandonné très jeune par ses parents et revenu à un état proche de l’animalité. Arrivé à Paris, il fait l’objet de multiples controverses scientifiques, dont la principale oppose ceux pour qui sa constitution mentale est le seul fruit de son isolement à ceux pour qui il souffrirait d’un handicap préalable à son abandon. Si les diagnostics rétrospectifs tendent aujourd’hui à considérer l’enfant comme atteint d’autisme, Truffaut se focalise plutôt sur l’entreprise de Jean Itard (que le cinéaste interprète lui-même), médecin qui a tenté entre 1801 et 1806 de développer les facultés cognitives de l’enfant – qu’il rebaptise Victor – afin de le réintégrer à la société. Tout en affirmant s’inspirer de faits réels, le scénario fictionnalise ce cas clinique pour en tirer une réflexion sociologique et anthropologique sur le poids de l’éducation. Truffaut dépeint Itard en homme des Lumières, animé par une croyance en la perfectibilité humaine et s’opposant aux diagnostics de ceux qui, comme le docteur Philippe Pinel (Jean Dasté), voient surtout en Victor un déficient mental. Le différend est rapidement effleuré dans la première partie du film et figuré dans le plan où Pinel apparaît pour la dernière fois : séparés par les carreaux d’une fenêtre, les deux médecins semblent comme irréconciliables. Une fois cette opposition exposée, Truffaut fait définitivement le choix du mentir-vrai pour filmer l’ambivalente (ré)éducation de Victor par Itard comme une mission civilisatrice.
Travailler le corps
Si L’Enfant sauvage accentue la désocialisation de Victor par rapport au fait divers dont il s’inspire, ce n’est toutefois pas pour faire sien un discours rationaliste caricatural sur les vertus de la civilisation et de la vie en société. Le projet d’Itard apparaît lui-même comme le fruit d’une certaine époque historique : celle de la foi naissante, au tournant du XIXe siècle, dans l’existence d’un Progrès universel placé sous l’égide de la rationalité occidentale. Le film n’épouse pas naïvement le point de vue d’Itard, mais intègre ce dernier à un dispositif réflexif plus large, notamment par l’entremise une voix off dévoilant les hésitations du médecin. Le film interroge moins la réussite effective de la tentative de domestiquer Victor que son ambivalence constitutive, puisque chaque étape de son éducation apparaît en même temps comme un acte violent. La mise en scène s’emploie essentiellement à ressaisir le dressage physique de l’enfant, le cadre s’ajustant tantôt à l’intégralité de son corps, tantôt à la partie concernée par un exercice précis. La manière dont Victor développe ses dispositions cognitives et sociales apparaît comme un processus éminemment concret, où l’apprentissage de la pensée n’est possible qu’à partir de celui des gestes déterminés que Marcel Mauss avait nommés les « techniques du corps », indissociables de la socialisation. « L’humanité » dont se targue un modernisateur comme Itard ressemble dans L’Enfant sauvage à une animalité domestiquée. Elle n’est d’ailleurs pas si distincte d’un hypothétique état de sauvagerie qu’elle veut bien le croire, comme le rappellent les premiers plans du film où la femme qui découvre Victor est en train de se livrer à des activités de cueillette, celles-là mêmes qu’on associe traditionnellement à une humanité nomade et antérieure à la découverte de l’agriculture. Un continuum de brutalité va jusqu’à relier les paysans maltraitant l’enfant à l’éducation que lui inflige Itard : à chaque fois, son corps semble entravé dans sa spontanéité, alors qu’il s’était habitué, dans la forêt, à une vie qui lui convenait. En se donnant le rôle du médecin, c’est donc à un étrange autoportrait que se livre Truffaut : celui d’un esprit obsessionnel torturant ses patients – allégoriquement, ses acteurs – pour en obtenir une satisfaction avant tout personnelle. À l’image de la civilisation elle-même, l’art semble ici indissociable d’un éprouvant travail du corps.
L’Enfant sauvage est structuré autour d’un va-et-vient figurant le conflit entre nature et culture – ou plutôt, entre animalité spontanée et animalité apprivoisée – qui ne cesse de se rejouer à travers l’éducation de Victor. Le désir d’un retour à la forêt s’éteint peu à peu, mais refait surface au gré des divers états que traverse le corps du jeune garçon, tantôt apaisé lorsqu’il retrouve le simple plaisir de boire de l’eau en regardant le paysage, tantôt surmené quand les exercices se font trop exigeants, jusqu’à tenter plusieurs fois de fuir sa nouvelle demeure. Si l’ultime tentative de Victor pour retrouver son ancien habitat le voit in fine retourner de lui-même chez Itard, c’est pourtant la mort dans l’âme qu’il regarde ce dernier dans l’ultime plan du film. Avec cette conclusion aux accents rousseauistes qui interrompt le récit une fois l’enfant dénaturalisé plutôt qu’au terme du projet d’Itard, Truffaut laisse entendre que la sauvagerie de la civilisation n’a pas grand-chose à envier à celle des animaux.