Vérification faite, 1985 n’est pas, dans le zodiaque chinois, une année du dragon (c’est celle du buffle). Elle marque toutefois le retour à la caméra d’un cinéaste qui vient de passer la première moitié des eighties à jouer les scripts doctors au chevet de projets en mal de réécriture (The Rose, Le Pape de Greenwich Village) et pour lesquels il n’est parfois même pas crédité. Ce purgatoire, c’est la Porte du Paradis qui l’a ouvert à Michael Cimino, petit prince hollywoodien despotique détrôné par la banqueroute d’un studio, United Artists, qu’il poussa à la ruine en s’offrant une fresque à l’impossible gigantisme. Rien de nouveau sous le soleil du Wyoming : l’Amérique adore vouer aux gémonies ce qu’elle adulait encore la veille. Orson Welles l’apprit à ses dépens, et comme lui, Cimino revint à la mise en scène en arpentant la contre-allée du film noir, genre codifié s’il en est, et peu compatible a priori avec les rêves de grandeur et de final cut qui se bousculent sous le front du New-Yorkais, alors âgé de 46 ans. Il en fallait davantage pour subjuguer ce cinéma panoramique, dont la majesté meurtrie d’accès de violence convulsive se déploie ici dans le cadre en apparence plus étriqué d’un western urbain, qui est aussi un vigilante movie.
Un justicier dans la ville
Coadapté par Oliver Stone d’un roman assez médiocre mais fort bien documenté de Robert Daley, L’Année du dragon peut être vu comme un autoportrait chinois de Cimino, qui projette un alter ego obsessionnel dans une ville-monde placée sous le signe de l’antagonisme permanent : derrière ce flic-vétéran en butte à sa hiérarchie, que rien, pas même les tragédies les plus personnelles, n’infléchira, il n’est guère difficile d’entrevoir l’artiste mégalomane à l’œuvre sur la Porte du Paradis cinq ans plus tôt. Mais le Wild West est ici replié dans un mouchoir de poche new-yorkais, Chinatown, ventre grouillant d’un organisme nécrosé par la corruption policière et la guerre des gangs. Cette représentation, au demeurant fidèle, de ce quartier de Manhattan à l’époque du tournage, a valu au réalisateur des accusations de racisme à peu près aussi fondées que celles adressées à Coppola, taxé de perpétuer avec son Parrain des stéréotypes sur les Italo-Américains. Que l’un des sujets du film soit le racisme est en revanche une évidence, qu’accrédite l’ambivalence du capitaine Stanley White (Mickey Rourke, au temps de sa splendeur), dont le langage ordurier est en conflit permanent avec sa fascination pour une communauté autarcique et ses sentiments pour une jeune journaliste sino-japonaise. Sa volonté d’assimiler les codes culturels et d’apprendre le mandarin n’est en rien incompatible avec les préjugés qu’un officier de police issu du prolétariat polonais de Brooklyn peut nourrir pour tout ce qui relève de l’altérité. Sauf à croire à un manichéisme que l’œuvre pionnière de John Ford, avec qui Cimino n’a jamais cessé de dialoguer, a de longue date invalidé.
La figure du double hante les ruelles de L’Année du dragon, où Stanley White trouve un adversaire à sa mesure en Joey Tai (John Lone), lui-même aux prises avec les dirigeants des triades locales, qui lui reprochent ses visées expansionnistes sur le quartier limitrophe de Little Italy, contrôlé par la mafia. Cette symétrie finira par s’abolir dans un duel entre les deux belligérants, dont la fatalité est orchestrée le long d’une voie ferrée que les immigrés chinois, petites mains industrieuses et négligées du capitalisme US, furent les premiers à poser. « Personne ne se souvient de rien dans ce pays », constate, désabusé, White, qui se trimballe la plupart du temps avec une pile d’ouvrages historiques sous le bras. C’est pourtant ailleurs qu’il faut chercher son jumeau véritable : Mike Vronsky, autre vétéran du Viêt-Nam, rescapé de ce Voyage au bout de l’enfer triomphal qui propulsa Cimino au firmament du Nouvel Hollywood. White, « le flic le plus médaillé de New York », en est l’avatar hystérique dix ans plus tard, frappé de la même impuissance rageuse à restaurer une communauté utopique qu’une guerre menée à l’autre bout du monde aurait délitée. Cette profession de foi coïncide ici avec les célébrations du nouvel an chinois, dont la fonction rituelle est perturbée par un premier meurtre. La violence fait alors effraction dans les plans, éclatant au visage des protagonistes comme le retour d’un refoulé que peine à forclore l’amnésie collective dans laquelle ont basculé les États-Unis.
« Un film de guerre tourné en temps de paix »
Dans une scène que l’on croirait coupée au montage de Voyage, Stanley est pris à partie par Bukowski, son supérieur hiérarchique et meilleur ami, de dix ans son aîné, qui lui demande pourquoi sa génération a tant de difficultés à se réadapter à la vie civile, là où la sienne, qui a combattu en Corée, et celles qui ont précédé, y sont parvenu. La réponse, sans doute, est à chercher du côté de la désillusion de ces hommes qui, au moment de leur conscription, avaient l’âge de se souvenir du rêve américain sans l’avoir jamais connu. De cette promesse non tenue, ne reste qu’une histoire dont se bercent de grands garçons autour d’une bière avant de partir au front. White sacrifiera tout à cet idéal perdu, qui est aussi celui de Cimino, en dynamitant le moindre recoin de sa vie professionnelle et amoureuse, devenue champ de bataille.
Cette « croisade », selon le terme employé par son amante, est l’objet d’un effet d’annonce aux chefs de la pègre locale. Face à eux, le commissaire se positionne en champion d’une intégration en vertu de laquelle toutes les communautés doivent s’incliner devant la Loi. White – qui a choisi d’américaniser son patronyme « polack » de Wiscinzki – débarque dans leurs bureaux dans un ensemble sombre détonnant avec leurs costumes blanc crème de business men. Le corps étranger, à ce moment-là, est bien celui de White, vestige non pas d’une époque révolue, mais d’une idée, rendue caduque par le cynisme des années Reagan, où l’argent fait figure d’ultime frontière. Pour l’interpréter, Mickey Rourke, dont le charisme a toujours excédé le talent, était un choix presque inévitable. Sa démarche féline, son élégance surannée, et son cocktail hautement inflammable de douceur et de machisme confèrent à son jeu la valeur d’un palimpseste et convoquent toute une mémoire distante de la virilité américaine blessée – de James Dean à Marlon Brando, en passant par le John Wayne de la Prisonnière du désert.
Une fois acceptée la dimension archétypale de ce personnage, il est difficile de résister à l’étreinte d’un geste cinématographique que cette somptueuse édition conçue par Carlotta pare aujourd’hui d’un nouvel éclat. Derrière le réalisme quasi documentaire des reconstitutions en studio, palpite une pulsion spectaculaire que la mise en scène assouvit avec un luxe de moyens mis à disposition par Dino De Laurentiis. Jamais plus par la suite, Cimino ne retrouvera de mécène pour financer une production artistique aussi bluffante, au point de persuader Kubrick, pourtant né à New York, que les extérieurs fussent tournés à Chinatown même. Mott Street, son artère principale, y crépite d’une énergie intacte, les explosions de pétards des processions se mêlant aux rafales qui dévastent restaurants et discothèques. Il est alors légitime de se demander pourquoi un film si sombre, tendu sur la corde raide d’une trajectoire à sens unique, s’achève sur un happy end, au mépris d’ailleurs de la vraisemblance psychologique la plus élémentaire. Aucune rédemption n’était possible pour le capitaine Stanley White, Achab des bas-fonds écumant les caves à soja downtown, et condamné à payer le prix de ses folles chimères. Quelques mois plus tard, un autre grand brûlé des années 1970, William Friedkin, se montrera plus radical dans Police fédérale Los Angeles, en évacuant brutalement son antihéros 20 minutes avant le générique de fin. Qu’importe : cette concession mineure est insuffisante à altérer la beauté anomale de ce cinéma sang et nuit, où des soldats paumés traquent, à tâtons, le spectre d’une Amérique évanouie.