Michael Cimino doit une fière chandelle à Clint Eastwood. Intéressé à l’idée de jouer dans un road-movie, l’acteur accepta de travailler dans la première réalisation du jeune scénariste, à la condition que celui-ci récrive le scénario que John Milius venait de fournir pour Magnum Force. Cette première suite de Dirty Harry, où celui-ci fait face à des policiers encore plus expéditifs que lui, fut heureusement assez bien reçue par le public pour que la star adoube le cinéaste. Bien lui en prit : Le Canardeur, que Carlotta Films vient de rééditer en DVD et en Blu-Ray, comporte probablement le premier rôle d’Eastwood où on le voit rire, ce qui ajoute assurément du sel à son image. Et qui s’avère très sport de sa part, alors qu’il se fait voler la vedette par son jeune et énergique partenaire, le déjà excellent Jeff Bridges.
Born to be old
L’indispensable tandem du road-movie unit ici deux voleurs : un ancien braqueur rangé en pasteur, mais traqué par ses anciens complices, et un jeune chien fou avide d’aventures et d’amitié. Pour le premier, le surnom Thunderbolt (« le Canardeur ») est une étiquette de légende ancienne ; pour le second, Lightfoot (« Pied-de-biche ») sonne comme un nom amérindien, mais lui se déclare « seulement américain ». On trouve là le balbutiement d’un motif qui va beaucoup revenir dans les films suivants de Cimino : le rappel d’une identité américaine fondée sur des racines étrangères, disparité qu’il faut accepter pour définir l’unité. On pourrait voir aussi, dans ce conflit de générations entre l’ancien et le jeune puis avec les poursuivants de l’ancien, un des discours qui lui seront familiers, cette nostalgie désenchantée d’un monde perdu — en l’occurrence celui des outlaws d’un Ouest à peine conquis, tandis que les voleurs s’allient pour réitérer un coup d’éclat commis il y a des années. Mais la lecture serait un peu trop facile. On est interpellé par le fait que ce regard en arrière n’est pas de l’initiative de vieux nostalgiques, mais de celle du jeune chien fou. Singulier personnage que ce Lightfoot, proche d’un fantasme de liberté très contemporain (celui qu’Easy Rider et Vanishing Point faisaient miroiter avant lui), mais qui travaille à reconstituer une légende d’autrefois. Au fond, il fait penser à Cimino, à ce qu’il a montré de lui-même a posteriori : cet éternel retour à l’espace américain comme vestige d’un mythe dont l’ombre resurgit au travers des accessoires modernes.
Paradis perdu
Eu égard à Cimino, justement, Le Canardeur apparaît comme une sorte de brouillon de la définition d’auteur qu’on lui a appliquée par la suite. Si on reconnaît quelques traits familiers, on constate encore mieux ce qui manque : la recherche d’ampleur de la mise en scène, la flamboyance, le lyrisme exacerbé. On est tenté d’y voir l’influence d’Eastwood qui, on le sait, veillait raisonnablement au grain (il produisait le film via sa société Malpaso), tâchant d’accélérer le tournage quand le perfectionnisme déjà présent du jeune réalisateur menaçait de faire traîner les choses. Or, ce que celui-ci n’avait pas encore acquis ne nous manque pas vraiment ici. Si le style de Cimino a remporté bien des suffrages, il n’est sans poser problème quand il fait rutiler des idées discutables (Voyage au bout de l’enfer, pas si incontestable chef d’œuvre que ce pour quoi la majorité le tient aujourd’hui), voire franchement creuses (Le Sicilien, Sunchaser, si ratés que même les plus purs défenseurs du cinéaste osent à peine les mentionner). Le Cimino du Canardeur paraît certes plus modeste, mais surtout se montre capable d’exprimer le rêve, la désillusion et les blessures sans s’appesantir (à l’image de cette mort lente finale qu’on attend sans pathos et même cigare au bec) ni éprouver le besoin d’en faire une « scène culte » aussi tape-à-l’œil que celle de la roulette russe dans Voyage au bout de l’enfer. Il y a des raisons de préférer ce Cimino-là, celui d’avant que la recherche d’une grandeur classique ne le conduisent au déséquilibre, à l’exposition de sa puissance de feu… et de ses limites.
Compagnons de route
Un petit mot final sur les deux bonus notables adjoints par Carlotta à ce film sur leur édition en Blu-Ray (celle que nous avons testée). L’un est une analyse des premières minutes du film par le critique Jean Douchet, de celles qui traquent le moindre détail de chaque plan pour dégager une lecture de fond. Celle de Douchet désigne Le Canardeur comme une critique de la marchandisation des rapports humains dans le monde moderne, celui que traversent les deux protagonistes tandis qu’ils roulent après un fantasme de monde sans entraves. Ce n’est pas dénué de fondement ni d’intérêt, mais certains indices particulièrement cryptiques font soupçonner que l’analyste traque le moindre grain de poussière pour étayer une thèse préétablie, ce qui incite moins franchement à le suivre.
Le second bonus notable n’est autre qu’une interview de Cimino qui, outre la vraie origine du nom Lightfoot (un film de Douglas Sirk), dévoile quelques aspérités de ce cinéaste. Il y déclare notamment que les points de départ de ses films ne sont pas des idées, mais des personnages — critiquant même les films fondés sur des idées politiques tels que ceux de la Nouvelle Vague française. La déclaration, compréhensible, a évidemment quelque chose d’ironique, quand on sait que finalement Cimino, pas plus que les autres cinéastes, n’a échappé au jugement de son œuvre — en bien ou en mal — sur le plan des idées.