Peter Greenaway, loin de l’hagiographie de Rembrandt, fait de son dernier film une sorte de reconstitution de la création picturale qui sort des mises en scène cadrées de tableaux cinématographiques. Cinéaste du mystère en costumes -très réussis d’ailleurs-, Greenaway retrouve ici tout son talent, un peu perdu de vue en France depuis The Pillow Book, de conteur visuel. La Ronde de nuit est évidemment un film très pensif. Il ne s’adresse cependant pas uniquement aux amateurs de peinture et de théorie de l’art, mais tout simplement aux amateurs de beauté, un peu intellectuelle tout de même.
Dès le générique d’introduction, une lumière s’échappe de l’écran, comme pour nous prévenir de l’apparition d’une chose : l’image. Le fameux tableau de Rembrandt, La Ronde de nuit, naît d’un contexte, et d’un génie de la peinture. Comme le dira Greenaway plus tard au travers d’un Cassandre masculin, « le contexte, comme toujours, disparaîtra ». Mais, plus que d’épurer une création de toute son époque, de toute humanité aussi, Greenaway choisit de représenter le monde « comme une scène », intégrant dans la définition de ce dernier l’idée de création, et étant lui-même une sorte de théâtre éternel. La théorie d’un monde réel ancré dans la représentation et la mise en scène n’est pas nouvelle. On le voit chaque jour un peu plus d’ailleurs. Plus besoin de Diderot, Berlioz ou Artaud pour le comprendre, mais nous avons besoin de Greenaway pour le montrer avec bien plus de talent heureusement que nos petites lucarnes.
Alors que la popularité artistique de Rembrandt est à son comble, le peintre hollandais se laisse convaincre par sa femme Saskia -enceinte, respectueuse mais dépensière et apeurée par l’arrivée du nouveau-née- d’accepter en commande le portrait de la civile militaire d’Amsterdam. Le premier intérêt du film est de montrer comment un artiste détourne la commande, ou comment d’une commande -des règles, des obligations donc d’un contexte- naît une œuvre personnelle, politique et sans doute plus célèbre que d’autres. Car l’enjeu du film est double : Greenaway veut tout d’abord montrer l’acte de création purement artistique, ainsi que son sens historique. Chaque ligne, chaque position de personnages renvoie à un état de fait politique : celui qui tient un couteau de table en direction d’un autre aura participé à son assassinat ; celui qui, les joues rosies, regarde de biais la fille d’un noble de la contrée, l’aura probablement aidée à perdre sa virginité.
Le réalisateur de Meurtre dans un jardin anglais, toujours passionné par les mœurs des sociétés qu’il étudie s’attache à dépeindre l’atmosphère de complot d’une Amsterdam qui n’est présente que dans les dialogues : la ville n’est ici ni un espace réel ni un décor. Le vrai décor est humain : loin du récit historique, chronologique, Greenaway met en scène (au sens propre du terme puisque le film entier dans cet espace théâtral au départ) la déchéance financière d’une homme autant que la portée qu’une peinture peut avoir sur le monde. La Ronde de nuit, tableau qui consacre artistiquement la carrière de Rembrandt, est aussi celui qui mènera le peintre à sa ruine, laissant une œuvre admirée par tous mais dont la majorité des spectateurs sont incapables d’en comprendre la portée symbolique. La question, nécessaire également au cinéma, est simplement celle de la compréhension totale d’une œuvre.
D’un point de vue formel, Greenaway a choisi clairement l’élégance visuelle pour contrebalancer la médiocrité de l’époque, et pour retranscrire la première recherche de Rembrandt qu’est celle de la lumière. Il suffit de contempler les admirables Bœuf écorché et Bethsabée au bain (aujourd’hui visibles au Louvre pour comprendre que chez Rembrandt, la nuance et le contraste sont affaires d’art et de sens. Les natures mortes n’existent pas ; l’immobilité d’une peinture donne sens justement au cinéma de Greenaway qui active, rend vivant une scène et le monde, même factice. Jouant des éclairs et des surexpositions, le réalisateur utilise l’image comme véritable instrument de narration, favorisant les plans larges puis les plans serrés, ajoutant à chaque tableau une touche pour parfaire le tableau du peintre et de son époque.
On peut suggérer d’ailleurs une étude, dans la conclusion du film, de la nécessité pour tout artiste d’un œil spectateur, mais également du soutien des puissants, des financiers. C’est parce qu’il ne peut plus vivre que Rembrandt arrête quasiment de peindre : à l’image du cinéma exigeant que crée et défend Greenaway, un certain cinéma pourrait aujourd’hui disparaître en deux temps trois mouvements, aussi rapidement qu’il avait été porté aux nues. Si le contexte n’est plus la fondation la plus importante des définitions de La Ronde de nuit, le film rappelle qu’une œuvre d’art a besoin de lumière, mais aussi d’or, pour vivre.