C’est l’année, en 2014 – 2015, des biopics consacrés aux réalisateurs : après Pasolini, Paradjanov, voici Eisenstein.
Le titre retenu pour la distribution française du film de Peter Greenaway renvoie à celui de l’ouvrage-somme au sein de la bibliographie théorique eisensteinienne de Barthélémy Amengual consacré en 1980 au cinéma de S.M.E., Que Viva Eisenstein !, qui jouait sur la référence au film d’Eisenstein Que Viva Mexico ! (1932) – non monté par Eisenstein, mais par Grigori Aleksandrov près de 50 ans après le tournage –, qualifié par Amengual de « premier film d’Eisenstein », et pour lui « le plus grand ».
Cependant, ce titre est une sorte de leurre relativement au film de Greenaway : déjà parce que celui-ci fictionnalise le portrait du réalisateur, certes à partir de faits biographiques connus, à la manière de Thomas de Quincey en 1854 pour les derniers jours d’Emmanuel Kant. Il n’a donc pas une prétention scientifique, même s’il convoque des images d’archives, des photos, des dessins, des extraits de films. Ensuite, parce qu’il constitue davantage, malgré l’ambitieux programme didactique (faire connaître Eisenstein, ainsi que les principes de sa méthode cinématographique) et artistique (faire un film référencé dans la lignée eisensteinienne) de Greenaway, avec une toile de fond historico-culturelle (le contexte intellectuel des années 1930 en Russie et en Amérique), un anti-manuel eisensteinien, ainsi qu’un anti-making-of fictionnel de Que Viva Mexico ! dont il n’est absolument pas question.
C’est bien le titre original, Eisenstein in Guanajuato, qui rend compte, plus simplement, de la charnière que constitue le séjour mexicain dans la biographie eisensteinienne, entre le 21 (peu avant l’anniversaire de la Révolution russe le 25) et le 31 octobre 1931 (jour de la célébration du Jour des Morts au Mexique). Ce séjour constitua dans la vie et l’art d’Eisenstein, comme le rappelle Amengual souscrivant aux propos de Marie Seton, biographe d’Eisenstein, une « métamorphose idéaliste » (un retour en force d’un fond mystique, religieux, refoulé jusque-là, à rattacher à tout ce qui touche la « pensée primitive » chez Eisenstein) au point de bouleverser définitivement sa vie, l’occupant encore quelques mois avant sa mort en 1948. Si Eisenstein y fait l’expérience des psychotropes (mais non directement alors que Greenaway a réalisé notamment un épisode alcoolique et une scène de dîner hallucinée et kitschissime) qui touche également à l’expérience de la pensée primitive, Greenaway choisit la chronique intime confessée par Eisenstein et touchant encore au refoulé : « Au cours de ces dix derniers jours, j’ai été follement amoureux et j’ai obtenu tout ce que je désirais. Ceci aura probablement d’énormes répercussions psychologiques » (Lettre à Pera Atasheva citée par Greenaway).
(Anti)chambre
Le film qui est une fiction, à l’origine conçu pour être un documentaire cependant, est marqué par un grand souci biographique : Greenaway est très nourri tant par les écrits biographiques que théoriques et critiques touchant au réalisateur pour lequel il s’est passionné dès ses 17 ans. La voix d’Elmer Bäck, qui interprète Eisenstein et que Greenaway a repéré dans une série scandinave, rappelle qu’Eisenstein s’est intéressé au Mexique en raison de la Révolution qu’ils ont connue peu avant la russe dès 1910, de la pièce de jeunesse, Le Mexicain d’après Jack London, dont il est le metteur en scène et le décorateur en 1920, ou encore du Musée de la momie de Guanajuato. Mais le film de Greenaway ne s’attache pas à montrer les occupations touristiques – à part lors de la visite du musée en question, l’une des rares séquences à sauver du film – ou créatives d’Eisenstein – sauf quand il croque ses dessins érotico-sadico-mystiques. Et encore moins à tourner Que Viva Mexico ! ou à lire la masse d’ouvrages qui l’accompagnait. Il n’en retient donc que peu ou prou la chronique sexuelle, celle du dépucelage homosexuel d’Eisenstein (mais aussi tout court car Eisenstein n’aurait pas consommé son mariage avec Pera Atasheva), sa « révolution » à lui. Car les dix jours qui ébranlèrent Eisenstein sont analogiques de ceux qui ébranlèrent le monde (c’est le sous-titre d’Octobre en 1928)… Amengual constatait bien que pour Eisenstein « le devenir – et donc la révolution, et donc la lutte des classes – ont un même ressort premier : l’affirmation, l’accomplissement érotique », mais Greenaway n’en tire pas un parti particulier au-delà de la simple métaphore et de la scène en question : c’est moins l’antichambre de la création que la chambre tout court qui l’intéresse dans une perspective très freudienne de l’appréhension du processus créateur.
Pourtant, en faisant de la chambre l’un des lieux principaux de son film – une chambre d’hôtel très luxueuse –, Greenaway tire plus des partis de mise en scène avec la « scène » constituée par cette chambre que des potentialités strictement cinématographiques, à part notamment lorsqu’il cadre la surface transparente et quadrillée du sol depuis l’arrière de la surface et par en-dessous. C’est sans doute d’autant plus dommageable si on convoque le rappel par Eisenstein du dispositif de la camera obscura, hérité de Léonard de Vinci, comme « vraie chambre ». Reste que si c’est bien l’expérience eisensteinienne qui constitue un point d’entrée dans Que Viva Mexico !, l’un des rares films d’Eisenstein faisant place à la romance amoureuse et à une sensualité généralisée comme l’a rappelé Amengual – même si l’érotisme n’en est par ailleurs pas généralement absent –, Greenaway ne retient ici qu’émoustillement érotique, reléguant en toile de fond (littéralement les incrustations ponctuelles des dessins d’Eisenstein au-dessus du mur du lit) la création eisensteinienne, et parvenant en réalité difficilement à les articuler ensemble, ou mieux, à en montrer le continuum, comme c’est le cas des dessins.
Anti-chambre
Il y a ainsi chez Greenaway comme une façon de réduire, sinon même d’appauvrir, la complexité de la création dont Eisenstein a par ailleurs parlé en des termes très justes et très conscients. Ici, il n’est pas de fièvre de l’acte créateur si ce n’est dans une frénésie de type pompier, singeant la synthèse totale qu’est le cinéma pour Eisenstein. Il ne suffit pas de faire monter Eisenstein sur le plateau du théâtre Juarez sur lequel joue frénétiquement un orchestre et où sont présentées des images filmées en toile de fond à l’écran pour appréhender – très littéralement ici encore – que le réalisateur est comme un chef d’orchestre, et que le cinéma est comme l’opéra.
La partition cinématographique de Greenaway est bien pauvre, ne retenant de la pensée du « choc » et du « montage des attractions » d’Eisenstein que tournis procuré par des travellings circulaires (et non par les plans comme fragments), accompagné par une musique qui donne également le tournis (le choix des valses et autres symphonies est particulièrement, une fois encore, pompier), et trucs (incrustations, …). Dans ces termes, l’émotion du spectateur est, pour ainsi dire, nulle, et aucune « extase » ne peut avoir lieu…
Eisenstein en est réduit à une figure clownesque, et sa théorie du cinéma dévoyée, sans doute malgré lui par Greenaway. Ainsi, que reste-t-il de la dynamisation du cadre chez Eisenstein, en sus de ses théories du montage, mais aussi du « typage » (avatar du casting) comme du jeu de l’acteur ? Il ne suffit pas de réaliser des split-screens en forme de triptyque pour rendre compte de la réflexion portant sur le dispositif de l’écran chez Eisenstein. Là où Greenaway s’en sort le mieux, c’est dans la dimension illustrative, c’est-à-dire tautologique : pour la plus pauvre et littérale d’entre elles, lorsque Elmer Bäck-Eisenstein tenant un crâne est encadré par deux photographies d’archives (les mêmes !). Pourquoi un triptyque en cinémascope et pas seulement un diptyque ? Greenaway parle de son dispositif comme une façon de présenter en vis-à-vis preuves documentaires et preuves reconstruites par le biais de la fiction, offertes à la comparaison. Peu importe à dire vrai, tant les procédés, les formules, sont assez consternants et, encore une fois, littéraux : on est dans l’anti-chambre du cinéma de montage d’Eisenstein (tant les contresens sont nombreux).
Malgré la passion de Greenaway pour Eisenstein, comme l’important travail réalisé autour des documents d’archives, il ne fait par ailleurs rien de ce site très visuel et photogénique qu’est pour Eisenstein Guanajuato et ses environs dans Que Viva Mexico !, si ce n’est en (sur)colorisant des panoramas, et en faisant passer ceux-ci de la couleur au noir et blanc au sein de séquences. On n’osera bien sûr pas parler de montage chromatique ou dialectique ici. Gageons simplement que Greenaway réussit, à défaut du film, à mieux faire connaître la figure d’Eisenstein à travers son portrait fantasque qui prend le parti du laid (morve, vomis, …), et qu’il a le mérite de nous montrer certains dessins du réalisateur, qu’il fait cependant s’animer… (parce que nous sommes au cinéma ?)
Disons malgré tout que Greenaway a la bonne idée de pré-achever le film avec Eisenstein en tant que partie prenante du défilé de la fête des morts, celle-là même présente à la fin de Que Viva Mexico !. Le rituel, comme les spectres, fantômes, et autres momies, sont à même de définir le cinéma pour Eisenstein comme « momification dynamique ».
En effet « Que Viva Eisenstein ! » mais nous ne pouvons pas lui substituer le nom de Greenaway. On préfère la simplicité amusante de la référence ponctuelle, kitsch, chez Thomas Cailley qui dans Les Combattants (2014) signe un discret mais vraisemblable clin d’œil à La Ligne générale (1929) avec le gros plan du poussin décongelant, faisant un tour complet de micro-ondes (synthèse d’un gros plan de poussin et de celui de la statue tournoyante de cochon style Disney à la fin de la séquence de l’écrémeuse), que chez Greenaway l’immense décalage entre l’art dont le film se réclame et les effets que celui-ci en tire….
Pour aller plus loin, nous vous invitons également à lire l’entretien que nous avons réalisé avec Antonio Somaini à propos du film.