3x3D est de ces films collectifs d’un intérêt très inégal. On peut éventuellement aimer Peter Greenaway, on peut connaître Edgar Pêra, mais cet assemblage est indéniablement de grand intérêt puisqu’il contient un segment signé Jean-Luc Godard. Les prises de parole cinématographiques du vieil ermite de Rolles sont rares donc d’autant plus précieuses. Puisque le principe est ici de filmer en relief, presque un an après sa présentation à Cannes en séance spéciale de la Semaine de la critique, 3x3D devient encore davantage le prologue prometteur du long métrage de Godard, Adieu au langage, film, en 3D, sélectionné cette fois en compétition officielle du grand raout de la Croisette – une première depuis Éloge de l’amour (2000).
Spatialisation du texte
On passera vite sur la contribution de Peter Greenaway, invraisemblable tartinage de l’écran sur lequel il reste parfois assez de place pour constater qu’il s’agit d’un défilé carnavalesque de personnages en costumes – et logiquement d’un voyage dans un tableau. Le britannique n’est pas du genre à travailler par soustraction en 2D, la 3D lui permet d’en ajouter des couches et des couches… L’expérience vaut en un certain sens le coup d’être tentée. Le mérite de Greenaway est d’introduire une donnée intéressante que l’on retrouve dans chacun des films : le travail de spatialisation du texte. Et également de faire apparaître une évidence : l’efficacité du relief se joue dans une fixité ou bien dans une lenteur des mouvements de caméra, ceci permettant l’installation du regard dans la « boîte » tridimensionnelle. Bref, pour que le relief fasse de l’effet, rien de pire que le surdécoupage assommant des blockbusters, et rien de mieux que l’instauration d’espace-temps prolongés, comme dans des films aussi différents et réussis que Gravity d’Alfonso Cuarón ou Princes et princesses de Michel Ocelot.
Edgar Pêra, que nous avions rencontré à Cannes, propose quant à lui un court joueur où il est question du dispositif spectatoriel dans la salle de cinéma, partant de personnages primitifs évoquant la famille Pierrafeu, mais aussi La Grotte des rêves perdus de Werner Herzog – signalant en tous cas que c’est dans des cavernes sombres que l’on a pour la première fois « projeté » des images. Une traversée des âges référencées (L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière, Le Vol du Grand Rapid d’Edwin S. Porter, Le Chanteur de jazz d’Alan Crosland, etc.) balade des spectateurs assis, avec des jeux de cadres, d’écrans et d’adresses (à eux, à nous). Il est question de « spectateur-croyant », de « spectateur-étonné », mais aussi de spectateur émancipé, reprenant le titre d’un ouvrage de Jacques Rancière. In fine, Edgar Pêra rêve d’un « spect-actor », dans un sympathique jeu de mots.
Mais logiquement 3x3D vaut pour « le » Godard, ici dans son rôle d’oracle méditant sur l’image dans un entrelacs sonore, musical, visuel et vocal (la voix du cinéaste lui-même, que l’on n’entendait pas dans Film Socialisme), dans un dispositif essayiste — mais quel film de Godard n’est pas un essai ? On aperçoit dans Les Dés-3-astres ce chien dont on dit qu’il tiendra un rôle important dans Adieu au langage. JLG a toujours mené une réflexion sur l’outil, inversant la question du « qu’est-ce que ça permet de faire ?» en « qu’est-ce que je vais en faire ?». Il est ainsi le seul parmi le trio à ne pas tout axer sur la tridimension, qu’il fait intervenir entre des images vidéo baveuses, des aplats, ayant parfaitement compris que cette alternance permet de donner du relief au relief. La plus admirable trouvaille ici tient au passage de la surimpression type Histoire(s) du cinéma – l’entrelacement des signaux vidéos – à la logique de couches s’animant l’une sur l’autre dans la profondeur de champ. Ces passages sont d’une beauté sidérante.
Images réminiscentes
Il est question de dictature numérique, âge de l’immédiateté quand, dit-il, il faudrait une éternité pour faire l’histoire d’une heure. Nul mieux que Godard le dit (dans le dossier de presse) : « Si la perspective est le péché originel de la peinture occidentale, la technique était son fossoyeur. La conquête de l’espace a fait perdre la mémoire à tous. » La mélancolie est prégnante, et Godard parle très personnellement de lui – « le petit garçon que je fus » –, d’une innocence perdue, lui-même faisant corps avec l’histoire. À la sienne se raccorde celle du cinéma et du monde dans un rapport tragique, avec ses images réminiscentes, telles la photographie emblématique de l’enfant du ghetto de Varsovie tenu en joue. Ressurgissent les enfants de Film Socialisme mais aussi ceux de France, tour, détour dont il utilise plusieurs extraits. Le deuil godardien s’accompagne par ce biais d’un contrepoint, l’espoir d’un à‑venir. On y remettrait à plat d’essentielles questions prononcées par la voix tremblante du cinéaste : « Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qu’une cité ? Qu’est-ce que la guerre ? »