Au milieu des vapeurs du bain, en plan frontal, Takako Yoshino attrape le sein de sa mère, qu’après un petit instant d’hésitation celle-ci repousse – « il ne faut pas»… Le reste du film est à l’aune de cette courte scène : à peine sulfureux, visuellement très travaillé, et surtout, surtout, immensément kitsch. La Vie secrète de Mme Yoshino a le charme suranné des vieux films d’horreur ou des vieilles séries de science-fiction des seventies, mais version porno. Le « roman-porno » de Masaru Konuma est un petit bijou ciselé, où les poncifs s’articulent drôlement… Voyeurisme, onanisme, fétichisme, traumatisme : presque porno psychanalytique, cette vie secrète a surtout un délicieux côté vintage.
Jeune veuve et mère, Mme Yoshino est versée dans la fabrication des poupées en papier à l’effigie de célébrités du théâtre kabuki. Elle refoule ainsi le viol dont elle a été autrefois victime, perpétré par un acteur de kabuki. Quand Hideo renverse sa fille et commence à coucher avec elle, Mme Yoshino reconnaît en lui le fils de son violeur. Elle l’attire à elle, et sombre dans l’obsession, bientôt dans la folie.
Il faut remonter aux années 70 pour se rappeler que le genre porno a eu en Occident, avec par exemple Deep Throat, son heure de gloire culturelle, comme expression d’un cinéma indépendant et underground – avant sa récupération au cours des années 1980 par l’industrie naissante du sexe. La sortie en salle de La Vie secrète de Mme Yoshino renoue en quelque sorte avec cette tradition… Ah ! L’érotisme de papa ! Quand Konuma montre du sexe il fait surgir un sein, une nuque, une petite culotte, un genou blessé, une cheville… n’ignorant pas que s’il est un art du fétiche, c’est sans aucun doute le cinéma. Quant aux scènes d’accouplement, elles sont quatre fois sur cinq filmées en plan très large, avec des amorces en premier plan (poutre, chambranle, pilier, etc.). Kubrick a bien montré dans Eyes Wide Shut à quel point le plan large peut être suggestif en la matière. Ici on oscille entre autocensure et suggestion, et le mélange a quelque chose de délicieusement vieillot.
À la Nikkatsu, Konuma s’était spécialisé dans les films « bondage », genre qui côtoyait les pornos en costumes, les séries « collégiennes en révolte » ou « secrétaires libérées ». Le genre s’adressait aux hommes dominés par des femmes. C’est ici le cas de Hideo, jeune pantin accaparé par la mère et la fille, par la puissante beauté et l’art consommé du sexe de la première, par la juvénilité et les caprices de la seconde. Mère traumatisée et fille jalouse se livrent combat, par homme interposé, et la lutte, placée sur le terrain de la chair, est une lutte à mort !
À cet érotisme désuet correspond une mise en scène d’un kitsch absolu. Flash-backs, zooms constants, saturation périodique de la bande-son par la musique, les soupirs, les bruits de goutte de pluie sur tuile brûlante… La Vie secrète de Mme Yoshino atteint un sommet de kitsch au bout d’une petite heure, lors d’une des seules scènes du film en plan rapproché. On voit soudain débarquer sur l’écran un ovale noir artisanal qui dissimule le sexe de Naomi Tani (pellicule brûlée à la main ? – le floutage des parties est encore de mise dans les mangas érotiques japonais). À ce moment du récit, Mme Yoshino vient de se transformer en femme-serpent : elle gigote dans tous les sens juchée sur son amant (cf. affiche du film)… et l’ovale noir de gigoter également. On l’a compris, l’essentiel du film est clairement à voir au second degré – et l’on ne boudera pas son plaisir.
La Vie secrète de Mme Yoshino sort cependant du lot des cohortes du kitsch par au moins deux aspects. D’abord, Konuma soulève une question essentielle : qu’est-ce que que le réalisme en matière de pornographie ? La réponse allait pour lui de soi : le réalisme, c’est plus celui de la situation, du contexte et des personnages, que celui, cru, de la seule fornication. Cela explique, vers le milieu du film, cette longue scène d’ordre documentaire sur une fête traditionnelle, toute en plan-séquence. Quelques embarcations luttent sur la rivière ; les personnages regardent la scène depuis un pont, ou en bas, au milieu de la foule. On dirait du porno néo-réaliste.
Et puis au moins trois séquences sont visuellement impressionnantes. Il y a en premier lieu une scène de voyeurisme lors de laquelle Mme Yoshino se branle sur une mezzanine obscure en regardant sa fille faire l’amour avec Hideo. La mère, prostrée et en larmes derrière son éventail, s’imagine prise à nouveau par son violeur (le père de Hideo). Le tout, en plan large et en plongée, avec un savant travail de découpage de la lumière. Dans une autre scène, assurément la plus forte et la plus belle du film, Mme Yoshino se fait tatouer sur tout le corps, pendant toute une nuit. Des gros plans de chair montés convulsivement et accompagnés de cris de douleur de l’héroïne expriment brutalement la proximité qu’il y a de la souffrance à la jouissance. Le tatoueur se met progressivement torse nu, la frappe, et lui arrache des gémissements insoutenables lorsqu’il se met à la tatouer sur le pubis. Il la bâillonne, et à son tour devient fou, jusqu’à la prendre brutalement. La dernière scène du film, dramatique, magnifique, est à base de sang, de sein et de miroir brisé. La vie secrète de Mme Yoshino, c’est un peu l’équivalent du cabinet secret du musée de Naples : très kitsch et très légèrement fripon, mais ce serait dommage de manquer ça.