Le Diable s’habille en Prada appartient à cette famille de comédies destinées à un public quasi-exclusivement féminin dont Working Girl (1988), comédie-bilan de l’Amérique reaganienne réalisée par Mike Nichols, semble être le prototype : une jeune femme, lâchée dans un milieu hostile, va traverser de nombreuses épreuves avant de trouver l’amour/la reconnaissance sociale. Si une multitude de clones a pollué les écrans du monde entier depuis, les rares à avoir marqué les esprits sont ceux ayant eu la bonne idée de prendre en compte les évolutions sociales post-féministes du pays : Pretty Woman (1990), soit Cendrillon réinventée en prostituée (ou comment faire du plus vieux – et dégradant – métier du monde un rêve de petite fille) ou La Revanche d’une blonde (2001), acceptation de la vacuité intellectuelle comme valeur ultime à travers son parfait symbole à l’heure de la télé-réalité : la Blonde (« Je suis stupide mais j’ai un cœur gros comme ça »).
Sur ce terrain, Le Diable s’habille en Prada (adapté du best-seller de Lauren Weisberger) ne semble pas faire preuve d’une grande originalité. La série Sex & The City sert de modèle insurpassable pour conter l’histoire d’une jeune apprentie journaliste (jolie et intelligente, donc) parachutée dans un monde qu’elle méprise (la rédaction d’un magazine de mode type Vogue, baptisé ici Runway) et qui va lui rendre son petit sentiment de supériorité au centuple : humiliations, coups bas et secrets d’alcôve seront au programme, comme prévu. Rien de bien neuf, donc, dans l’expression des turpitudes d’un vilain petit canard qui, après de nombreuses épreuves et un relookage complet (un délice pour les amateurs des colonnes « avant/après » des journaux féminins), évitera de justesse la tentation de devenir comme ces affreux modèles de superficialité qu’elle côtoie.
L’argument de la presse de mode comme temple de la dégénérescence du genre humain, où le rythme des saisons ne se définit qu’en fonction des calendriers des défilés Paris-Milan-New-York, a pris du plomb dans l’aile depuis le triomphe de Sex & The City, dans lequel les héroïnes prouvaient que posséder un dressing n’est pas forcément le signe d’une bêtise abyssale. Bien que Le Diable s’habille en Prada dépeigne l’univers de la presse fashion comme tout aussi impitoyable que n’importe quelle entreprise du CAC40, il prend soin de réhabiliter les créations des stylistes comme une expression artistique à valeur sociale dont l’importance insoupçonnée touche chaque citoyen de n’importe quel pays occidental. À travers, notamment, une tirade aussi irrésistible que cinglante adressée par la redoutable rédac chef à son assistante ricanant devant des vêtements qu’elle juge ridicules.
Pour le reste, le film est surtout une succession de saynètes qui se regardent sans déplaisir, certaines archi-téléphonées, d’autres franchement hilarantes. Le comique de répétition, apanage de la comédie hollywoodienne, trouve ici son apogée avec le rituel quotidien de la patronne qui, tous les matins, jette avec une régularité de métronome ses affaires personnelles sur le bureau de la pauvre assistante effarée. Autre réussite : le soin apporté à certains personnages secondaires, véritables béquilles du film quand celui-ci tangue dangereusement vers le déjà-vu. Dans le rôle de la première assistante, celle qui fait le lien entre la rédac’ chef et notre pauvre héroïne, Emily Blunt (découverte dans My Summer of Love l’année dernière) est une merveille de comédie au timing impeccable dans ses répliques, qu’elle balance avec un plaisir délicieusement sadique.
Mais si Le Diable s’habille en Prada mérite d’être vu, c’est principalement pour l’immense Meryl Streep, capable de transformer un personnage très cartoonesque (genre Cruella reconvertie en prêtresse de la mode) en véritable être humain dont la monstruosité perverse n’est jamais une conséquence – ce qui en ferait une victime – mais un choix. De sa volonté d’arriver aux sommets (et d’y rester), Miranda Priestly a fait un cheval de Troie capable de résister à tout : ennemis à peine déguisés autant qu’arrivistes qui souhaitent prendre sa place tant convoitée. Sous le vernis comique du rôle rêvé par tout comédien qui se respecte, on trouve dans le jeu de Meryl Streep une infinité de nuances qui enrichissent sans cesse son personnage. Sa Miranda est tout aussi drôle que terrifiante, grâce notamment à l’extrême douceur avec laquelle elle s’amuse à torturer son entourage. L’auteur du roman, Lauren Weisberger, fut l’assistante de la rédac chef de Vogue, icône redoutée de la presse mode, et dont elle jure avoir exagérément grossi les traits pour créer son personnage. Peu importe : bien que le scénario tente d’humaniser Miranda Priestly dans une scène un peu trop explicative et larmoyante pour être honnête, Meryl Streep ne se dépareille jamais de cette supériorité auto-satisfaite qui rend le personnage finalement si sympathique : un vrai méchant qui ne s’excuse de rien, ça ne se refuse pas. Face à elle, Anne Hathaway – vue dans Le Secret de Brokeback Mountain – endosse le rôle de la presque héroïne avec un charme terrien qui fait d’elle la digne héritière d’une Julia Roberts désormais abonnée aux rôles « adultes ». Elle existe sur l’écran, ce qui, aux côtés d’un monument comme Meryl Streep, n’est pas un mince exploit.