D’Antoine Barraud, nous connaissions, pour le dire schématiquement, ses films de fiction (Song en 2007, Les Gouffres en 2012) et ses documentaires expérimentaux sur des cinéastes tels que Kôji Wakamatsu (Les Maisons de feu en 2010) ou Kenneth Anger (River of Anger, en 2007). Le Dos rouge semble, en dressant le portrait mensonger d’un cinéaste, être étrangement à la croisée de ses deux tendances qui innervent le parcours iconoclaste de Barraud. En effet, si le film s’est amorcé sous la forme d’un documentaire sur Bertrand Bonello, il a muté, au cours de ses quatre longues années de tournage, en une fiction documentée qui, en s’affranchissant du réel pour mieux saisir les troubles de l’artiste, a trouvé sa propre voix narrative. Le Dos rouge plonge ainsi le spectateur dans le bain stimulant de la création cinématographique mais plutôt que de s’y confronter directement, le film a la belle idée de considérer ce mystère de biais. Aux scènes de tournage ou de montage attendues, Barraud substitue des visites de musées où Bonello cherche dans les peintures qui se présentent à lui la figure d’un monstre qui serait au cœur du film qu’il prépare. Mais au fur et à mesure de l’avancée de ses travaux, une étrange tâche rouge se dessine sur son dos, reflet de ses tourments intérieurs qui contaminent progressivement son corps.
Vertiges
Guidé dans sa recherche de l’image manquante par une Jeanne Balibar au sommet de son excentricité snob franchement hilarante, Bonello, tout en retenue trouble et magnétique, voit sa propre réalité prendre la tangente et se transformer, par touches délicates, en un enivrant kaléidoscope de sa cinéphilie (le dédoublement féminin à la Vertigo), de ses films (la statue de l’hermaphrodite de Tiresia qui ouvre le film) et de ses films-fantômes (une scène de son projet avorté, Madeleine d’entre les morts). Parallèlement, Le Dos rouge se décentre de son versant documentaire sur le cinéaste et précise son point de mire fictionnel en misant sur l’acuité de son regard sur la représentation de l’art par le cinéma (la peinture évidemment, mais aussi le théâtre, la musique et la photographie). On comprend alors très vite que si la galaxie Bonello enrobe, comme un alléchant papier-cadeau, le projet de Barraud, l’essentiel du film ne se joue sans doute pas là. Il faut dire l’étrangeté cotonneuse de son récit qui avance par blocs se télescopant, de tableaux en tableaux, de rencontres improbables en dîners mondains, de réunions préparatoires en entretiens promotionnels, et qui dresse ainsi, avec un humour galvanisant, un certain état des lieux du rapport à l’art aujourd’hui. Comme si chacun pouvait trouver dans un tableau (le film est par ailleurs un merveilleux agencement des possibilités filmiques d’un tableau) sa part monstrueuse, son cœur inquiétant, son obscurité palpable. Et s’il fallait retenir une des nombreuses beautés de ce film envoûtant, c’est la conception de l’amour, et, plus précisément, de la fidélité qui en émane : non pas se perdre dans le musée puritain des normes, mais trouver, en chaque relation comme en chaque œuvre d’art, une singularité éminemment précieuse.