Entre la blonde hitchcockienne et la working girl, le personnage de Judith se distingue d’abord par les clichés qu’il concentre, sans jamais s’y réduire tout à fait. Davantage que la mise en scène très illustrative d’Antoine Barraud ou la partition inquiétante de Romain Trouillet, c’est surtout le jeu de Virginie Efira, tout en sourires contraints et en légers vacillements derrière lesquels on guette à chaque instant les signes d’un effondrement imminent, qui entretient un suspense. La trame du récit – le quotidien d’une femme piégée par ses propres mensonges et menant une double vie entre la Suisse et la France – se révèle bien moins captivante que l’étude de caractère à laquelle elle sert de prétexte et qui intrigue d’autant plus que le personnage se dérobe obstinément au spectateur. Sans cesse recommencé, le portrait se heurte à l’évanescence d’une figure multiple, que chaque nouvelle scène rend paradoxalement un peu plus impénétrable. Mère aimante capable de trouver la parade aux petits caprices de sa fille, épouse bienveillante acceptant de jouer les faire-valoir pour son mari, Judith change de wagon au moindre signe d’impatience d’une passagère et va jusqu’à libérer sa propre chambre pour laisser son compagnon passer la nuit avec une inconnue. Par paliers successifs, cette faculté d’adaptation entre ainsi dans le champ de la névrose, sans que l’idée d’une quelconque pathologie ne soit (dans un premier temps du moins) validée par le scénario. À deux reprises, Judith réclame d’ailleurs un médicament que le spectateur ne la verra jamais prendre. C’est que ce personnage hors-norme, qui plie toujours mais ne rompt jamais, est en réalité parfaitement adapté à son milieu et tout à fait conforme au portrait-robot de la « femme moderne », assez solide pour circuler d’une vie à l’autre sans jamais perdre l’équilibre. De son métier d’interprète, on ne verra d’ailleurs que cette circulation incessante, d’une langue à l’autre et d’une ville à une autre, entre trajets de train et coups de téléphone, ainsi qu’un bref plan sur une cabine de traduction. Un décor vitré et insonorisé qui résume assez bien l’ambivalence dans laquelle se tient Judith, entre disponibilité totale et isolement profond.
Malheureusement, ce portrait empêché – et le rapport souterrain qu’il entretient avec la schizophrénie et les injonctions contradictoires du monde contemporain – n’est pas l’horizon véritable du film. Cette piste, pourtant intéressante, est définitivement enterrée par le face-à-face improbable et raté entre Judith et Kurt (interprété par le réalisateur Nadav Lapid) : dans la pénombre d’une cave, l’entrevue des deux faussaires n’aboutit qu’à un dialogue démonstratif entre le criminel au cœur tendre et la bourgeoise bon teint (« une femme qui sent le parfum, qui prend des avions, qui va au théâtre »). Le récit s’effondre ensuite à la même vitesse que son héroïne et l’étude de caractère est balayée par la nécessité de remplir à toute vitesse le programme induit par la mystérieuse scène d’ouverture. Pour expliquer les incohérences du quotidien de Judith (la question de la maternité suscite d’emblée quelques interrogations), Antoine Barraud délaisse l’observation patiente des symptômes au profit d’un diagnostic alambiqué et invraisemblable, qui achève de gâcher le personnage en manifestant avec une outrance décomplexée ce qui était jusque-là resté latent. De coups de théâtre en crises de larmes et de flashbacks en kidnappings, Madeleine Collins avance péniblement vers une fin ouverte qui ressemble à s’y méprendre à une impasse.