Sorti en salles le 21 avril, Le Dos rouge d’Antoine Barraud suit les traces d’un cinéaste nommé Bertrand Bonello et interprété par Bertrand Bonello lui-même, arpentant les musées à la recherche d’une figure monstrueuse dans des peintures pour son prochain film. La présentation ce jeudi 11 juin au festival Côté Court de Pantin dans la section Écran Libre, de Rouge, le portrait mensonger de Bertrand Bonello, sa version courte, constitue l’occasion de revenir avec Antoine Barraud sur ces deux montages d’un même film, ainsi que sur les conditions de leur création.
Comment avez-vous rencontré le cinéma de Bertrand Bonello ?
Comme tout le monde, en allant voir les films en salles. J’ai vu d’abord Le Pornographe et Tiresia : j’ai beaucoup aimé les deux films mais sans qu’ils me renversent totalement. Puis je suis allé voir De la guerre, et là, je suis tombé par terre. J’ai totalement adoré ce film, c’est l’archétype du film-monde. Un puits sans fond.
De la guerre suit déjà un réalisateur qui s’appelle Bertrand.
Exactement. Je trouve que c’est un film complètement déraisonnable sur tout : pourquoi ne pas refaire Apocalypse Now ? Pourquoi ne pas avoir Michel Piccoli qui refait Marlon Brando ? Pourquoi ne pas faire une scène de transe pendant dix minutes ? Il y avait tellement de plaisir alors que c’est aussi un film intellectuel. Bonello s’y permettait tout, et de la plus belle des façons parce qu’il est aussi un grand directeur d’acteurs. Il travaille avec Josée Deshaies, une grande chef opératrice et a aussi un sens musical exceptionnel. De la guerre est sorti fin 2008 et a été un échec terrible. C’était très dur pour Bertrand… J’ai revu les autres films que j’ai encore plus aimés : maintenant je suis complètement hystérique du Pornographe. C’est vraiment un film de monstre avec Jean-Pierre Léaud pour créature.
Comment vous est venue l’idée de réaliser un film sur Bertrand Bonello ?
J’habitais alors à Bruxelles et un jour, pour un voyage en Thalys, j’ai acheté Art Press avec en couverture cette photo de Guillaume Depardieu de dos avec un masque d’âne dans la main. Il y a eu un carambolage dans ma tête et j’ai commencé à réfléchir à un film avec Bertrand, où il serait question d’un dos… Tout est parti de cette image. J’ai écrit une lettre à Bertrand que je ne connaissais pas. J’y faisais une interprétation de ses films sous l’angle du monstre et la lettre se terminait par quelque chose comme : « Et sur lui, la marque du monstre, ses épaules puissantes, son sexe turgescent, et son dos rouge ». Ce n’était absolument pas réfléchi… J’ai nommé ce texte Le Dos rouge. J’ai par ailleurs invité Bertrand à voir mes films qui étaient des portraits de cinéastes : trois films sur des cinéastes japonais et un sur Kenneth Anger. Ils passaient à la Cinémathèque française, Bertrand est venu les voir et a ensuite accepté que nous travaillions ensemble.
Sur quelles bases avez-vous commencé votre collaboration ?
Je ne me souviens plus très bien, c’était il y a presque cinq ans… Il y avait une envie relativement documentaire au départ, mais je me revois écrire quelque chose de très imaginé et de ludique. Ce n’était pas du factuel, je me foutais complètement de la réalité. De la guerre était quand même un jeu avec le réel et je me suis senti invité ou incité à plus jouer avec le faux et le vrai. Pour perdre ses repères, il faut en avoir, sinon tu ne perds rien et rien n’est abyssal. Ou alors c’est du pur expérimental… ce que j’adore par ailleurs, mais que je ne voulais pas faire ici. Donc, pour Le Dos rouge, il me fallait des repères solides et efficaces dès le départ : un réalisateur veut faire un film. C’est pour cela que les fondations du film sont simples.
Comment avez-vous envisagé le fait de faire de Bertrand Bonello un acteur ?
Je ne me suis vraiment pas posé la question… Parce que si je me l’étais posée, je ne l’aurais pas fait. J’essaye d’être le plus inconscient possible quand je fais des films. Quand j’ai réalisé Les Gouffres, ce sont les spectateurs qui m’ont expliqué le film. J’aime bien ça parce que ça te met dans un certain état. Il y a un cinéma hyper maîtrisé, conscient de tout ce qu’il charrie. C’est un cinéma que je peux aimer mais ce n’est pas celui que je fais. Je ne suis pas dans la maîtrise. J’aime être spectateur de ce que je fais. Ce qui n’empêche pas la rigueur… je n’aime pas forcément comprendre ce que je fais. C’est comme changer d’actrice principal au milieu du Dos rouge : si tu réfléchis, tu ne le fais pas. Luis Buñuel l’a fait, Bonello l’a fait avec Tiresia… Ce sont soit des références accablantes soit des idées casse-gueules. Mais il y a une vraie conscience qui revient au moment du montage qui est un travail de réécriture complète du film. Tu y vois les échos, les rappels, les creux…
Comment la production du Dos Rouge s’est-elle mise en place ?
Je savais que dès le départ personne n’allait se précipiter pour produire ce film. Sur Le Dos rouge, je n’ai pas couru tout Paris avec mon scénario qui risquait, s’il était accepté, d’être formaté pour l’Avance sur recettes. Même si j’ai ma propre boîte de production, ma première intention n’était pas de me produire. J’ai pris la décision de le faire quand j’ai pensé que c’était la seule façon de ne pas perdre tout intérêt à réaliser ce film. Il faut aussi se rappeler que tout cela se passe avant le succès de L’Apollonide (le premier jour du tournage du Dos rouge était en février 2011, Bertrand était en train de finir le montage de son film) et après l’échec de De la guerre : Bonello était un nom qui attirait alors plutôt la méfiance. Sans parler de ceux qui pensaient que je voulais faire un film sur Jérôme Bonnell… Puis réaliser un film où l’on regarde des tableaux… tout le monde s’en foutait. J’y suis donc allé tout seul, tout en sachant alors que ce serait un tournage au coup par coup, qu’on allait avoir de l’argent au fur et à mesure qui nous permettrait de tourner trois jours par-ci, une semaine par-là.
N’avez-vous jamais eu l’envie d’aller filmer Bertrand Bonello sur un plateau de tournage ?
Je l’ai eu pendant deux minutes au début quand il y avait encore des bases documentaires dans le projet. J’ai pensé le filmer durant le mixage de L’Apollonide, comme j’avais filmé Kōji Wakamatsu pendant le mixage du Soldat dieu. Ce sont des étapes intéressantes à capter pour faire vivre le travail d’un réalisateur. Mais assez vite, je me suis dirigé vers la fiction complète pour Le Dos rouge. Mais pour être honnête, j’ai tourné des choses où on voit Bonello au travail : il y a notamment une scène que j’ai eu beaucoup de mal à couper où l’on voyait Bertrand diriger Pascal Greggory et Sigrid Bouaziz dans une scène du film sur lequel il travaille. Cela se déroulait au musée de l’École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort qui est dédié à Honoré Fragonard. La scène était vraiment réussie sauf qu’elle devait se situer assez loin dans le film, après les réunions de travail. Or, à un certain moment du film, il devient impossible de revenir au travail. Cela a été un crève-cœur d’enlever cette scène que je mettrai sur le DVD. Puis je voulais rester sur l’idée d’un film complètement faux : une fausse femme, une fausse productrice, une fausse filmographie. C’était ce qui nous amusait.
Le Dos rouge présente aussi un casting impressionnant. Comment celui-ci s’est-il déroulé ? Avez-vous eu, par exemple, tout de suite envie de coupler Bonello avec Jeanne Balibar ?
Au tout début, il y a donc Bertrand mais aussi des actrices avec lesquelles j’ai déjà travaillé : Nathalie Boutefeu, Joana Preiss et Marta Hoskins. Elles étaient des évidences pour moi. Assez vite, j’ai eu envie de tourner avec Nicolas Maury et Jeanne Balibar. Elle a dit oui tout de suite alors qu’on ne se connaissait pas. Après, il a fallu trouver des arrangements à cause des interruptions. Il est vrai que lorsque tu mets Jeanne Balibar devant une caméra, c’est rarement inintéressant. Elle a rajouté des improvisation comme le « Catalan International »… son phrasé est tellement spécifique à sa personne. On ne fait aucune différence entre l’improvisation et ce qu’il y a d’écrit dans le scénario. Mais l’humour était déjà présent dans le projet, Jeanne n’a fait que l’accentuer et l’amener dans son univers si particulier.
Votre mise en scène a‑t-elle souffert des contraintes temporelles et budgétaires du tournage ?
Non, car tout s’est décidé quasiment sur le moment. L’équipe est tellement légère qu’on pouvait presque improviser le tournage : on ne pouvait de toute façon pas se payer des grues ou des travellings. Dans la mesure du possible, on allait d’abord voir les lieux avec Antoine Parouty, le chef opérateur du film. Mais on ne faisait jamais de story-board par exemple. Et encore moins pour les peintures. Le plaisir du tournage était, et je trouve que c’était la moindre des choses pour un film sur la peinture, d’écouter les tableaux, ce qu’ils me disaient, ce qu’ils me demandaient. Je n’ai jamais préparé un plan sur un tableau avant d’être en face de la peinture.
D’où est venue l’idée d’intégrer les films-fantômes de Bertrand Bonello au Dos rouge ?
Je lui ai dit que quitte à qu’il soit un faux cinéaste, autant qu’il ait une fausse filmographie. Il m’a parlé de ces films abandonnés. J’avais sélectionné une scène de La Mort de Laurie Markovitch et de Madeleine d’entre les morts… mais on a pu finalement faire que la reprise du film d’Hitchcock perçu à travers le regard de Madeleine. Isild Le Besco y est vraiment étonnante. Je n’étais pas dans la voiture lors du tournage, il n’y avait pas assez de place. Et c’était Bertrand qui réalisait de toute façon…
Le Dos rouge se détache finalement assez vite des obsessions des films de Bonello afin de creuser votre propre voie.
Oui, j’espère… tous les monologues de la mère de Bertrand, avec la voix de Charlotte Rampling, sont proches de moi. En tout cas, il y a deux choses que je voulais évacuer très vite dans le film : premièrement, l’art dans les films de Bonello – c’est pour cela que j’ai remis l’hermaphrodite de Tiresia dès le début du film ; et deuxièmement, Francis Bacon : il faut passer vite dessus parce qu’on s’y attend tellement… ce qui n’enlève évidemment rien à son génie. Mais par exemple, je n’avais même pas prévu que le tableau de Léon Spilliaert, Autoportrait au miroir, soit à la fin du film, alors que c’est devenu une telle évidence…
Ce qui est étrange, c’est la façon dont votre film mute pour ne plus s’intéresser au problème de la tâche rouge dans le dos de Bonello mais pour s’accaparer le thème de la fidélité et essayer d’en donner sa propre définition.
Ça me trouble, ce que vous me dites… La fidélité est pour moi un tabou : cela m’évoque des absolus judéo-chrétiens qui m’exaspèrent. En même temps, je pense que je suis quelqu’un de profondément fidèle quant aux amis, aux idées… Peu de gens remarquent la dernière phrase du film qui est celle que prononce Joana Preiss : « On n’est pas obligé d’être ensemble toute la vie, mais tout le temps qu’on est ensemble, cela doit être sublime ». Or, c’est pour moi la phrase la plus importante du film. Elle répond à l’idée de la fidélité que vous évoquez : on n’est pas là pour se faire des engagements, des promesses ou signer des contrats… je n’ai jamais compris l’intérêt d’une promesse : ça veut dire que même si j’en ai plus envie, je le ferai quand même… c’est complètement idiot ! Et si j’en ai envie, je n’ai pas besoin de te le promettre. Mais c’est vrai qu’à l’instar de De la guerre, il y a une réflexion sur le couple dans Le Dos rouge. Le personnage de Joana est très important. Il y a eu des décisions étranges prises au montage : je me rendais compte qu’en la mettant plus dans le film, elle y était paradoxalement moins présente. Elle devenait l’épouse, elle rentrait dans une case. Je n’avais tellement pas envie de ça. En l’effaçant un peu, elle était encore plus forte. Elle amène l’idée de l’engagement mais d’un engagement intelligent : je n’aime pas du tout l’idée que la valeur de l’amour puisse être quantifiée sur un pacte.
À côté du Dos rouge, il existe un aussi un court métrage Rouge : portrait mensonger de Bertrand Bonello qui est diffusé ces jours-ci au Festival Côté Court de Pantin. D’où vient ce film ?
Il vient de la pauvreté. Il vient du fait que j’ai eu une aide du court métrage au début de la production. Du coup, j’ai été obligé de faire aussi un court métrage à partir du Dos rouge. C’est un exercice auquel je suis habitué aujourd’hui parce que j’ai dû faire cela pour Les Gouffres.
Est-ce que les deux versions ont été pensées en même temps ? Il y a une ligne très claire dans Rouge où Bonello n’est confronté qu’aux tableaux.
Non, absolument pas. Mon film, c’est Le Dos rouge. J’ai pensé, écrit, tourné et monté ce film-là. Et à la fin, il a fallu en faire une version courte. Après, il se trouve que j’aime bien, même beaucoup, Rouge. C’est complètement autre chose… Rouge est plus homogène.
Quand on voit Rouge, on s’amuse à comparer les deux versions et à deviner ce qui a disparu du Dos Rouge.
Jacques Rivette m’a profondément inspiré pour Le Dos rouge et jusqu’à la version courte qui est « un spectre », comme il disait. Le mot est bien, c’est parfait ! Quand il faisait des versions courtes de La Belle Noiseuse, il en parlait comme de spectres. Ce sont des films qui ne sont pas désirés, ni avant ni après leur fabrication. Ça pose de problèmes avec les distributeurs, il faut cacher cette version… C’est le mal-aimé, l’enfant-bâtard. Donc, du coup, rien que pour cette raison, je l’aime bien… en revanche, je n’aime pas beaucoup la version courte des Gouffres : je n’y ai pas mis beaucoup d’amour. Mais j’ai eu le Grand Prix à Pantin.… alors peut-être qu’il ne faudrait pas mettre beaucoup d’amour dans ce qu’on fait !
Comment avez-vous pensé le montage de Rouge, parallèlement à celui du Dos rouge ?
Le montage de Rouge s’est fait après celui du Dos rouge là aussi pour des raisons de pauvreté. Il était hors de question de ne pas utiliser des plans déjà étalonnés et mixés pour faire Rouge… Cela aurait coûté beaucoup trop cher. Donc Rouge est en fait un film de montage, un film de coupes au milieu du Dos rouge. Je n’avais pas de liberté car je ne pouvais pas, par exemple, rallonger un plan ou mettre une autre scène. C’était un peu frustrant… Je voulais y mettre la scène dont je vous parlais avec Bertrand dirigeant Pascal Greggory et Sigrid Bouaziz, mais je n’ai pas pu. Ce n’est que la pauvreté qui dicte. C’est pour cela que je me suis concentré dans le montage de Rouge sur les musées et le travail, il n’y a quasiment que ça. De fait beaucoup de personnages disparaissent… Je suis hystérique des Photos d’Alix de Jean Eustache qui est un des films que je préfère au monde. Dans Rouge, le décalage existe moins entre l’œuvre et son commentaire qu’il ne se produit en fonction de la personne qui regarde l’œuvre. J’ai saisi l’occasion de faire une version courte en faisant un film de paroles sur des tableaux, un torrent de mots sur les œuvres.
Avez-vous néanmoins procédé aux remontages de certaines scènes ?
Oui, inévitablement. Je ne m’en souviens plus vraiment… mais ce remontage m’a permis aussi de finir le film différemment. J’avais pensé terminer Le Dos rouge sur le tableau de Spilliaert… mais je l’écartais parce que j’avais envie d’amener le film ailleurs. Rouge m’a permis de réaliser cette idée. Je l’aime bien mais c’est une fin un peu évidente.
Une des forces de vos deux films, c’est l’envie qu’ils suscitent de prolonger l’expérience de la projection en allant voir des tableaux ou découvrir les photos de Diane Arbus…
Oui, le prolongement est important pour moi. J’adore l’inachevé au cinéma, comme en dessin… Il n’y a que l’impureté qui m’intéresse. Et l’inachevé empêche toute forme d’identification. J’ai l’impression que dans le cinéma on se trompe beaucoup sur l’identification du spectateur. Cela peut m’intéresser mais ce n’est qu’une forme d’approche parmi tant d’autres. Tout s’oriente vers l’identification dans les commissions, et donc vers « on n’y croit, on n’y croit pas », ça m’exaspère ! Le cinéma n’est pas une religion, ce n’est pas la piété ! Je crois en rien, je m’en fous de ne pas y croire, j’y ai jamais cru ! Greta Garbo, je n’ai jamais cru une seconde qu’elle était la reine de Suède ! Ce que j’adore, c’est voir qu’elle mange du raisin et qu’elle a de belles robes ! Y croire, ça ne me rajoute rien et ça ne m’enlève rien ! L’identification ne m’intéresse pas ! Ce qui m’intéresse par contre avec l’inachevé, c’est de ne pas pouvoir s’identifier au personnage. Cela t’écarte du réalisme et ça met en évidence l’artifice… et là, je trouve cela bouleversant ! J’espère avoir travaillé là-dessus dans Le Dos rouge : la grande force de l’inachevé, c’est que ce soit au spectateur de compléter ce qui manque. Il prolonge. Au cinéma, le film est toujours achevé en l’état, contrairement à un dessin. Mais peut-être qu’en multipliant les versions d’un même film, on se rapproche de l’inachèvement. Il faudrait inventer une forme.