Du dehors au dedans
L’entrée en matière est alléchante : un immense système souterrain, constitué de plusieurs gouffres dont la profondeur est inconnue, est découvert en un pays lointain, et une expédition scientifique est montée pour leur exploration. Georges Lebrun (Mathieu Amalric) est à la tête de l’équipe, mais c’est son épouse, France (excellente Nathalie Boutefeu), qui l’attend dans un hôtel délabré à proximité des gouffres, qui est le personnage principal du film.
Ainsi ne faut-il pas s’attendre à pénétrer les entrailles de la Terre. Il est finalement peu question, dans Les Gouffres, de grottes et cavernes physiques : les explorations, les profondeurs et les chutes sont d’abord intérieures. L’analogie psychogéologique est connue, paradoxalement limpide, et pas usée pour autant. Les voyages vers le centre de la terre offrent des ressources poétiques et une puissance symbolique sans doute inépuisables. Voilà l’idée, mais y a-t-il la matière ?
Faire voir le gouffre
Le procédé est – délibérément – frustrant : les espaces que nous nous attendons à explorer sont des métaphores plutôt que des lieux, ils ne sont expérimentés qu’en négatif, présence invisible destinée à creuser l’image plutôt qu’image d’un creux, gouffre littéral. C’est ambitieux, parfois réussi, mais il manque peut-être un peu de matière – ou de vide – tellurique pour donner consistance à l’image et force à la métaphore. Aussi bon soit-il, le jeu de Nathalie Boutefeu ne peut suffire ; le hors-champ doit se faire voir. Le titre, Les Gouffres, promet du non-humain, il nous faut autre chose qu’un visage. Et de fait, la mémoire est marquée par les rares plans où les profondeurs, finalement, « apparaissent » : effrayante vision d’un sol effondré sous un lit.
Aussi déceptif soit-il, le procédé fonctionne donc à un certain degré. France chute, s’effondre, et cela par un lien mystérieux avec la présence à proximité du système souterrain. Certaines conditions de la crise peuvent être ailleurs : une vie de couple moins heureuse qu’elle en a l’air, la frustration sexuelle, un tempérament mélancolique – mais c’est la monstrueuse aspiration des gouffres qui met France au tapis.
Les Gouffres est le second long métrage d’Antoine Barraud et le premier à être distribué. C’est un long « court » (1h05, et il existe en outre un montage de 35 minutes, Abismo), encore un peu en chantier, mais extrêmement prometteur.
Opéra et vertige
Antoine Barraud mêle adroitement les niveaux d’interprétation : fantastique, psychopathologique, mythologique et poétique. Les inquiétantes secousses sismiques qui agitent l’hôtel sont des phénomènes géologiques et surnaturels, les signes précurseurs de l’effondrement psychique, en même temps qu’ils évoquent pour France les souffrances de Liu, l’esclave du Prince dans Turandot – car France est chanteuse d’opéra, et se prépare pour une représentation filmée du Turandot de Puccini.
Les jeux de projection et d’identification redoublent la confusion. Et la terrible conclusion du film, cette scène en playback à laquelle France est contrainte lors de son retour sur les planches, offre une séquence particulièrement forte. La bouche est béante mais la voix ne sort pas, comme si France tombait à l’intérieur d’elle-même. Le moment justifie presque le film à lui seul, et fait attendre avec impatience les prochains travaux d’Antoine Barraud.