Vingt-deux ans après une première version, Alfred Hitchcock décide de retourner le scénario de L’Homme qui en savait trop. La recette, d’une efficacité sans faille, est la même, à la différence près que le réalisateur, exilé aux États-Unis depuis une quinzaine d’années, bénéficie de moyens autrement plus conséquents. Pour autant, l’œuvre ne se contente pas d’être un remake clinquant adapté aux exigences du public américain. Des contraintes imposées par les studios (notamment Doris Day et son tube de l’époque, « Que sera, sera »), Alfred Hitchcock fait des atouts pour proposer un film aussi mordant qu’ironique.
Œuvres comparées
La première version de L’Homme qui en savait trop qu’Alfred Hitchcock réalisa en 1934 en Grande-Bretagne ne bénéficie pas de la même aura que son remake, produit en 1955 et sorti l’année suivante, c’est-à-dire au beau milieu de ce qui fut probablement la décennie la plus fructueuse sur les plans commerciaux et artistiques pour l’auteur de Psychose. Pourtant, au cœur du mois d’août 2013, la ressortie sur les écrans français de la version originale fut l’occasion de rappeler que celle-ci n’en était pas moins importante dans la filmographie d’Hitchcock. Elle marquait, d’une certaine manière, un point de départ de ce qui allait constituer pour les trois ou quatre décennies suivantes une véritable marque de fabrique : avec cette première version, celui qui fut affublé par la suite du sobriquet de « maître du suspense » relevait un vrai défi, celui de divertir de manière ludique le spectateur avec des longs-métrages d’une logique implacable tout en affichant une exigence de maître dans la réalisation et l’orchestration des rebondissements. Chez Hitchcock, c’est parce que l’intelligence de la mise en scène s’énonce clairement que le spectateur parvient avec autant de facilité à s’immerger dans les rouages d’une machinerie complexe dont les enjeux dépassent généralement la hauteur de vue des personnages principaux. La limpidité du dispositif réside le plus souvent sur un enjeu où la mise en espace permet le renouvellement du langage cinématographique (Fenêtre sur cour en fut probablement l’une des plus brillantes démonstrations). On la retrouve dans cette seconde version de L’Homme qui en savait trop qui navigue entre deux territoires (Marrakech et Londres, les États-Unis étant simplement évoqués et donc limités au hors-champ) pour mieux confronter son couple de héros et de détectives en herbe à l’extrême limite de ce qui les caractérise socialement : l’homme est un brillant chirurgien, pas assez carriériste au goût de sa femme, ancienne chanteuse populaire contrainte par son mari à un exil provincial incompatible avec la poursuite de sa carrière.
Enquête de deux citoyens au-dessus de tout soupçon
Bien que le sel des films d’Alfred Hitchcock repose sur la précision mathématique avec laquelle il construit un suspense gradué, la typologie des personnages en dit généralement davantage sur les intentions du cinéaste. Qu’ils soient prêtres, handicapés ou joueurs de tennis, les personnages centraux ne sont jamais définis comme tels par simple souci de logique ou de justification scénaristique : leur état est une porte d’entrée vers un inconscient qui guidera la mise en scène au travers des choix qui auront été faits. Si la caractérisation de ces héros hitchcockiens en fait généralement des « monsieur et madame tout-le-monde » qui ne semblaient prédestinés en rien à d’exceptionnelles aventures, les rebondissements ne sont que très rarement subis, davantage le fruit de décisions qui ont précipité le dérèglement d’un quotidien routinier. Dans cette seconde version de L’Homme qui en savait trop, c’est le fils du couple, symbole d’une famille archétypale et stéréotypée du modèle occidental, qui est à l’origine du point de bascule : en arrachant accidentellement le voile d’une jeune femme dans un bus au fin fond du Maroc, il fait sortir ses parents de leur position de simples touristes et les propulse au premier plan. Remarqués par un mystérieux Français qui ne cesse de leur poser des questions, les deux Américains sont alors victimes d’un malentendu : confondus avec un autre couple mêlé à l’organisation d’un attentat visant un homme d’État à Londres, ils se retrouvent pris au piège d’un imbroglio diplomatique qui se solde par un meurtre et l’enlèvement de leur enfant. Contraints au silence par le biais d’un chantage qui menace la vie de leur progéniture, les deux personnages principaux décident de se passer des services de police pour retrouver les coupables par leurs propres moyens. Ici, peu importe l’enjeu diplomatique : la seule motivation est de sauver l’enfant et ainsi de recomposer la cellule familiale. On sent bien là toute l’ironie du réalisateur qui dépeint ce couple de parfaits citoyens américains comme des individus sans hauteur de vue, ne visant qu’à désamorcer ce qui nuit à leur équilibre ronronnant et pourtant vecteur de frustrations.
Filmer le son
Pour ce remake, Alfred Hitchcock s’est vu imposer Doris Day par les Studios. La célèbre actrice et chanteuse, surtout connue pour ses rôles plutôt légers et ses tubes un peu sirupeux, ne cadrait pas vraiment avec l’univers du réalisateur qui préférait la beauté froide d’Ingrid Bergman ou de Grace Kelly. Certainement stimulé par cette contrainte, il fait ici de l’héroïne de Calamity Jane, symbole parfait du mièvre rêve américain, une femme au foyer à la carrière artistique contrariée par le manque d’ambition de son mari, contrebalançant ses frustrations par une perspicacité presque castratrice. Mais la fragilité de ses nerfs rééquilibre le rapport de force, notamment lors de cette scène troublante où l’homme, pour anticiper le burn-out de sa femme au moment où il doit lui annoncer la disparition de leur fils, décide au préalable de la droguer. Néanmoins, de cette connaissance de la musique que l’épouse détient à l’avantage de son mari, Hitchcock en fait la clé de voûte des deux plus grandes scènes du film. Comme dans la première version, la tentative d’assassinat lors d’un concert au Royal Albert Hall de Londres constitue le premier (et admirable) climax du film : au rythme de l’orchestre symphonique (dirigé par un certain Bernard Herrmann), les champs-contrechamps s’intensifient entre la victime présumée, le tueur à gages et l’épouse. Jouant sur les échelles de plan, le réalisateur se focalise sur le pressentiment morbide de cette dernière pour justifier son isolement oppressant par rapport au reste de la foule rassemblée dans ce lieu majestueux. Peut-être moins étudié, le second climax du film s’en remet pourtant au même dispositif de laisser la musique intradiégétique guider la mise en scène. Alors que le couple d’Américains est invité par le Premier ministre rescapé de l’attentat à se rendre à l’ambassade où est emprisonné l’enfant, l’épouse est amenée à se produire devant les convives. Si cette scène permet à Hitchcock de caser une seconde fois le tube de Doris Day, « Que sera sera », dans son film, il ne se contente pas pour autant de remplir un cahier des charges pour répondre aux exigences de ses producteurs. Mieux, il fait de cette nouvelle contrainte un argument de montage très inspiré : la chanson devient un moyen de communication entre la mère inquiète et le fils séquestré. Le découpage des plans restitue admirablement le déplacement du son, la voix de la chanteuse montant par étapes (le fond de la salle de réception, le hall d’entrée, l’escalier, le palier, le couloir, etc.) jusqu’au garçon qui parvient finalement à se signaler. C’est donc avec un élégant dosage entre tension dramatique et ironie mordante (l’énorme happy end de la dernière scène) qu’Alfred Hitchcock fait de ce remake qu’on aurait à l’époque pu imaginer superflu l’une des pièces maitresses de sa riche filmographie.