Elle et lui, à l’instar de L’Homme qui en savait trop d’Hitchcock, est le remake d’une œuvre de son propre réalisateur. En 1938, McCarey tournait en effet une première version de la même histoire, avec Irene Dunne et Charles Boyer dans les rôles principaux. Près de vingt ans plus tard, il décide de lui donner un nouveau souffle, et confère, par l’utilisation subtile du Cinémascope et des couleurs, une douce flamboyance à la rencontre drôle et émouvante entre Cary Grant et Deborah Kerr. Préparez vos mouchoirs (en dentelle, de préférence).
L’introduction de l’intrigue par des présentateurs mondains américain, italien et britannique, noyant les clichés nationaux dans une tranquillité pince-sans-rire, rappelle Blake Edwards et son comique plan-plan, presque laborieux mais toujours prompt à la fulgurance. Cette drôle de mise en place annonce une singulière approche des tons et donne le coup d’envoi d’une savoureuse screwball comedy : cet équivalent verbal du burlesque où les protagonistes s’envoient vacheries et traits d’esprits à la vitesse du ping-pong. Pour la première fois peut-être de sa vie, le playboy notoire Nickie Ferrante se heurte à la résistance d’une femme. Cary Grant – un peu vieillissant, le teint cramé, le front luisant, mais irrésistible comme toujours – met sa science du jeu légèrement distancié au profit du désarçonnement de son personnage. « Oui, ben moi je vais me promener avec mon ego », réplique-t-il, un peu abasourdi, pour maintenir à flot le peu de panache qui lui reste, à Terry McKay (Deborah Kerr, délicatement distinguée), la jeune femme mûre et élégante qui, avec ironie, s’excuse de l’avoir heurté, son ego…
Ce qui est magnifique, dans ces scènes de comédie versant parfois dans le pur burlesque lorsque les personnages sont observés par des spectateurs (le plan où ils ignorent s’être assis dos-à-dos au restaurant, la « partie de tennis » de regards à l’arrivée à New York), c’est que toutes les répliques, jusqu’aux plus brillantes, paraissent profondément assumées par les personnages. Qu’est-ce à dire ? D’habitude, dans les screwball comedies, tout se passe comme si une force spirituelle supérieure les faisait parler, compulsivement, presque malgré eux. Ici, les personnages endossent cette force ; ils sont désabusés, vulnérables, touchants… mais vifs et intelligents. Le délicieux jeu de séduction, bridé par les attaches respectives des protagonistes, est vite rattrapé par un amour sincère qui s’impose comme un inexorable imprévu, une évidence inopinée. Splendide plan du premier baiser, laissé hors champ : McCarey préfère filmer leurs pieds dans l’escalier… C’est, littéralement, le risque du dérapage qui imprime là sa marque. Leur parcours amoureux ne consiste pas à faire sauter les tabous dans un joyeux chaos, mais à composer lucidement avec la réalité.
La réalité, c’est, en premier lieu, les conjoints : une jet-setteuse encombrante et un brave magnat texan, esquissés avec efficace, vite abandonnés et pourtant traités avec un sens superbe de la dignité. La réalité, c’est aussi son lot de vilains coups du sort. Le film entame sa pente douce vers le mélodrame, et comme tout mélodrame, se révèle douloureusement conscient du temps qui passe – tout en restant très porté sur la responsabilité des individus. C’est son côté conservateur, si on veut, ou plutôt pétri de principes, ce qui ne veut pas dire bêtement rigide : « Personne d’autre à Hollywood n’a mieux compris les gens » disait Renoir de McCarey. Les gens et la grandeur des esprits décalés quand ils font preuve de respect et de compréhension (voir la scène de la chapelle, où Nickie ne croit manifestement pas à la prière qu’il mime, mais respecte la croyance de Terry). Les gens et la part d’aveuglement que recèle peut-être, tout admirable soit-elle, leur fierté (Terry refusant de revoir Nickie avant sa complète convalescence).
Ils s’étaient donné rendez-vous dans six mois, au sommet de l’Empire State Building, au plus près du paradis… Sauf que le paradis ne s’atteint pas comme ça, en un trajet d’ascenseur. On le mérite peut-être quand on a bien vécu, comme Janou, la grand-mère française de Nickie, sorte de vieille Colette honorable, pudique et sage, coulant des jours paisibles dans une villa des hauteurs de Villefranche-sur-Mer. En attendant, il faut, aidé par le « boy-scout qui regarde au-dessus de notre épaule » (thème d’une chanson apprise par Terry à des enfants trognons), tracer son chemin vers Tomorrowland (idem), peindre des croûtes pour gagner sa croûte parce que l’amour c’est bien beau, mais on ne vit pas facilement d’amour et d’eau fraîche quand on évolue dans la haute new-yorkaise… Le film a bien un petit côté « pauvres riches » et gentiment bigot, face auquel on aurait pourtant tort de se formaliser, tant sont beaux les personnages et tant on se priverait d’écraser une larme de bonheur après avoir eu le cœur bien gros.