Nul besoin de connaître toute l’œuvre de Kaurismaki pour aller voir Les Feuilles mortes, film plutôt modeste, tant par sa durée (1h20) que par son sujet : il dépeint la naissance à Helskinki d’une histoire d’amour entre Holappa (Jussi Vatanen), un ouvrier un peu trop porté sur l’alcool et Ansa (Alma Pöysti), une jeune femme vivant de petits boulots. Par le soin très maniaque qu’il porte aux décors et aux costumes de ses personnages (un gris uniforme sur lequel tranchent des touches de couleur très subtilement choisies), le film s’inscrit dans le registre du réalisme poétique pour livrer, de l’aveu même de son auteur, une sorte de parabole « sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre. » Il y a cependant dans ce programme humaniste très ajusté, où rien ne dépasse littéralement du cadre, quelque chose d’asphyxiant, qui tient aussi bien à la méthode « kaurismakienne » qu’à sa vision du cinéma. Cette méthode, déjà en grande partie décrite au moment du festival de Cannes, consiste essentiellement à enraciner les personnages dans des décors souvent exigus, exemplairement dans des cafés où pas un client ne bouge. Ce procédé fait depuis toujours partie du style burlesque de Kaurismaki, qui n’aime rien tant que « plaquer du mécanique sur du vivant » (Bergson). Dans une séquence assez représentative de ce geste, Ansa ramasse des pintes de bière sur les tables d’un café et les empile les uns sur les autres sans qu’aucun souffle de vie ne vienne perturber l’action : les clients, qui ont vidé mécaniquement les verres, n’ont fait que figurer l’arrière-plan burlesque de la scène.
On pourrait apprécier la précision de cette écriture si la tendance à la fixité ne témoignait pas aussi plus profondément d’un rapport mortifère au cinéma, et plus globalement au vivant. Est-ce un hasard si le premier film que les deux personnages vont voir au cinéma est The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch ? Il existe dans les derniers films du cinéaste américain le même horizon mélancolique un peu momifié et le même humour malade, que l’on considère d’ailleurs avec beaucoup d’indulgence comme de l’humour. Car qu’est-ce qui fait véritablement rire dans Les Feuilles mortes ? Peut-être la chute de la séquence du cinéma où, sortant de la séance de The Dead Don’t Die, deux spectateurs comparent le film de Jarmusch à Journal d’un curé de campagne et Bande à part. Private joke de cinéphile, qui indique peut-être qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume du cinéaste finlandais, qu’on n’y respire plus vraiment l’air libre, mais plutôt celui, confiné, de la salle de cinéma. Loin d’occuper une place anecdotique dans le récit, celle-ci est présentée comme le seul lieu où peut se manifester l’émotion : c’est là qu’Ansa tombe amoureuse d’Holappa ; c’est là aussi que les deux personnages se donnent rendez-vous, s’attendent et se retrouvent. On pourrait bien sûr prendre le problème l’envers et prétendre que la salle de cinéma vaut comme refuge contre le chaos du monde, figuré ici par les nouvelles, forcément mauvaises, des bombardements en Ukraine. Mais pourquoi en faire un sanctuaire ?
Malgré ses séduisantes intentions, Les Feuilles mortes semble moins s’attacher à raconter une histoire d’amour qu’à en faire le prétexte d’une célébration nostalgique des lieux et des symboles du passé : les tangos de Carlos Gardel ou le vieux rock joué dans le café où Holappa se rend parfois sont à l’image de la jolie petite salle de quartier intemporelle dont les murs sont encore décorés d’affiches de Pierrot le fou ou de Fat City de John Huston. C’est un peu comme si, voulant raconter une histoire d’amour aujourd’hui à Paris, un cinéaste français n’offrait pas d’autre perspective à ses personnages que de les enfermer dans des salles du Quartier latin, sur des airs de Fréhel ou d’Edith Piaf. D’où le sentiment plus que mitigé que laisse Les Feuilles mortes : son histoire d’amour semble ne résonner nulle part ailleurs que dans un passé immuable et largement idéalisé. Ansa et Holappa n’habitent pas Helsinki aujourd’hui et n’offrent aucun « avenir à l’humanité » ; ils sont plutôt les figures tantôt gaies, tantôt tristes que le cinéaste finlandais a façonnées dans son sanctuaire nostalgique, où même les chiens s’appellent Chaplin.