Présenté à Cannes cette année, Les Lumières du faubourg permet à Kaurismäki de traiter un dernier thème de société après le chômage dans Au loin s’en vont les nuages et la déshérence dans L’Homme sans passé : celui de l’incroyable isolement de certains êtres dans une société plus qu’anonyme. Koistinen est un être comme les autres et non parmi d’autres : la rencontre de Mirja laisse entrevoir une lueur d’espoir dans sa morne existence. Il tombe évidemment sur, dixit le réalisateur, « la femme la plus calculatrice depuis Eve ». Dans un film un peu moins inspiré que ses précédents, ce qui surprendra et décevra sans doute certains, Kaurismäki évoque avec finesse le désarroi d’un homme face au monde contemporain.
Le film commence sur la chanson Volver que l’on avait entendue à travers la voix de Penélope Cruz dans le dernier Almodóvar. On est pourtant bien loin de l’univers de ce dernier. Le Koistinen de Kaurismäki ressemble davantage à un Charlot qui hésite, marche dans les rues sans but, erre devant la caméra ironique et parfois un brin désespérée de son créateur. Décidément accroché à cette référence au cinéma muet, Kaurismäki ne s’encombre pas vraiment ici de dialogues : on parle peu dans ses faubourgs (sauf certains clochards qui évoquent Gogol), on reproduit beaucoup de gestes à la manière d’un automate, on se laisse avaler par la prédominance d’une habitude sur la volonté d’atteindre un idéal. Koistinen est pourtant bien un être humain, avec ses peurs et ses aspirations : sa principale volonté est, comme tout un chacun, de trouver l’être qu’il aimera et qui l’aimera, un être si ce n’est complémentaire, du moins présent.
Sa solitude est sociale, et le traitement de son personnage le sera aussi : en champ/contre-champ, Koistinen est en permanence mis en parallèle et donc à l’écart des autres, à l’écart aussi d’une certaine classe dont il surveille le bien-être (il veille notamment sur une bijouterie) sans l’espoir d’y accéder. Lui se contente de regarder, sans un mot, puisqu’il ne peut accéder à la reconnaissance ou à l’intégration. Il n’a pas les moyens de faire autrement, ni financiers ni émotionnels. La société ne lui a pas permis et ne lui a pas appris à vivre avec elle. Son regard cherche pourtant : et sans trouver, il est lui-même choisi par un prédateur aux cheveux blonds et aux dents aiguisées pour servir d’appât lors d’un futur braquage. La chance n’est jamais si évidente, semble nous dire le réalisateur finnois.
Le cadre, une ville portuaire que l’on ne verra que de nuit ou au petit matin, est tout autant réfrigérant : jouant beaucoup de l’obscurité des scènes (obscurité qui fait d’ailleurs irrémédiablement penser aux polars américains des années 1940, avec ses pardessus et ses cigarettes), Kaurismäki met véritablement en scène une histoire dans la mesure où tout est créé pour définir un espace public et privé. Ce n’est pas tant son personnage qui est sombre et vide, c’est plutôt le monde dans lequel il vit. Celui-là est en sommeil, en attente, immobile la plupart du temps. On remarquera en ce sens que Les Lumières du faubourg comporte beaucoup moins d’optimisme, de romantisme et de petites touches comiques que ses précédents. Le monde est toujours cruel, mais n’apparaît jamais de réel espoir : les seconds rôles, tracés à grands traits de l’immoralité et de la médiocrité qui caractérisent les faibles. C’est peut-être ce que l’on peut regretter dans un tel film : la froideur des cadres et des personnages est révélatrice d’un propos et ne choque pas outre mesure. Mais la simplicité, que certains qualifieront sans doute de simplisme, du scénario, est parfois décevante. Comme dans la tragédie antique, Koistinen est porté par un destin : celui-ci, loin d’être le fait d’un Dieu, est le résultat d’une (des)organisation politique au sens propre du terme. Mais on est peu surpris par ce qui lui arrive. Sans y être indifférent, on voit la suite, les tuiles, arriver.
Film sur la déshumanisation d’une société, Les Lumières du faubourg réussit cependant à transmettre une émotion, ou plutôt un vide d’émotion. L’absence de sentimentalisme fait partie intégrante du système même de description de la solitude, description ainsi d’autant plus violente. Ce ne sont plus les êtres purs qui gagnent, mais bien les voleurs. Les Lumières du faubourg rappelle, en somme, l’adage proudhonien dans son entièreté : « La propriété, c’est le vol. »