À la rencontre de septuagénaires / octogénaires homosexuels bien dans leur peau, Sébastien Lifshitz prenait le risque de juxtaposer des entretiens, de recueillir des témoignages et de ne produire aucune image. L’exigeante sincérité avec laquelle le réalisateur a abordé son sujet lui permet d’offrir aux participants la très belle possibilité de se raconter, de construire, entre un passé remémoré et un présent embrassé, une histoire qui n’appartient qu’à eux. Les Invisibles transcende le réel.
Les hasards de la distribution font parfois coïncider la sortie de certains films avec de grands débats de société. Alors que la question du mariage pour tous agite les sphères politiques, religieuses et associatives, marquant surtout la grande progression qu’a connue ce sujet au sein de l’opinion publique depuis une quinzaine d’années, Les Invisibles raconte plutôt ceux qui, bien avant le vote du Pacs en 1999, vivaient – en militant ou en se revendiquant à la marge – une homosexualité décomplexée. Leur seul guide était cette volonté de trouver un équilibre psychique en assumant des désirs en-dehors du schéma traditionnel. Leur laisser cette place en 2012, c’est revendiquer un travail de mémoire que la jeune génération ne fait plus forcément. Mais c’est aussi parler frontalement du vieillir gay quand les clichés tendent à associer un peu trop facilement homosexualité, jeunesse et culte du corps. Finalement, peu de films se sont intéressés précédemment à la question, mis à part quelques œuvres plutôt confidentielles comme 80 jours de Jon Garaño.
La question LGBT, Sébastien Lifshitz en a toujours fait un leitmotiv, de Presque rien à Plein sud en passant par Wild Side. En dépit de leurs qualités, ces fictions n’ont cependant jamais égalé la force de La Traversée, docu-fiction qui mettait en exergue la seconde motivation du cinéaste, celle de la quête d’une vérité. C’est probablement cette démarche rétro/introspective qui l’a motivé à rencontrer des témoins vieillissants pour qui le désir, la passion et la séduction n’ont jamais été de lointains souvenirs. Au départ, on croit que le dispositif du documentaire sera réduit à des entretiens face caméra, proposant un montage entremêlant vaguement les propos des intervenants pour créer les correspondances attendues donnant toute la légitimité du projet. Pourtant, dès les premières scènes, on comprend bien que Les Invisibles vaudra bien plus qu’un reportage diffusé en seconde partie sur Arte.
Dans ce drôle de documentaire tourné en cinémascope, le propos dépasse rapidement la question d’assumer ou non son homosexualité : au cours des entretiens, souvent piquants et émouvants, la parole y est franche, sans complaisance. Un homme parle par exemple du rejet dont il fut victime par sa propre mère alors qu’il était un tout petit enfant, une femme s’épanche sur une vie d’épouse parfaite où la conformité au modèle avait fini par scléroser ses propres désirs, etc. Si la réussite du film repose en partie sur la qualité des intervenants (dont on imagine qu’ils ont été scrupuleusement choisis), Sébastien Lifshitz a aussi sa (belle) part de responsabilité : instaurant un espace de confiance, il ne se contente pas d’enregistrer des propos énoncés par des participants en roue-libre. Si la parole n’existe que d’un seul côté de la caméra, un dialogue s’installe pourtant entre les deux champs. A priori dépositaire de ce hors-champ, le réalisateur accompagne et incarne ce passé raconté mais rarement mis en image. Quelques photos ou films de vacances, même s’ils sont dotés d’une véritable force évocatrice, n’offrent qu’une vision partielle de ce que seule la mémoire sait aujourd’hui reconstruire.
La position de Sébastien Lifshitz n’était, en cela, pas facile à tenir. Il aurait pu très facilement limiter son film à un verbiage incapable de produire la moindre image. Mais, sans nostalgie ni passéisme, le réalisateur parvient à faire renaître un passé de ses cendres, à construire un pont temporel dont les participants seraient les seuls gardiens. L’intelligence du film est de ne jamais chercher à bêtement illustrer, à vouloir dessiner les contours de souvenirs invisibles. L’une des plus belles démonstrations reste probablement ce moment où une femme se souvient de son enfance passée dans une gare où son père travaillait. Les plans sur le bâtiment sont rares car, ce qui intéresse Lifshitz, c’est la manière dont ses souvenirs existent pour ce témoin, cette tendresse avec laquelle elle évoque des murs seuls capables de faire revivre son père décédé. S’il ne fait jamais abstraction de la mort, Les Invisibles n’en est pas moins une étonnante leçon de vie, capable d’embrasser le cycle de l’existence à travers la parole. Le documentaire est une sorte d’écrin où chacun se raconte à sa manière. Peu importe que la réalité ne fut pas tout à fait la même ; ce qui imprègne, c’est la manière dont chacun s’approprie son histoire, en devienne le maître ou la maîtresse, comme pour mieux faire face au temps qui s’échappe mais qui n’éteint jamais ce désir qui connecte le corps au monde réel. Une belle manière de dire que vivre son plaisir, finalement, c’est l’une des plus belles revendications politiques.