Compte-tenu de son format, cinquante minutes seulement, on aurait pu s’étonner de retrouver Les Vies de Thérèse dans la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs, surtout que sa carrière devrait davantage se passer sur le petit écran que sur le grand. Mais après tout, Bruno Dumont en est bien passé par là avec sa série P’tit Quinquin donc pourquoi pas Sébastien Lifshitz, surtout que ce dernier projet entre en correspondance directe avec son beau documentaire sorti en salles, Les Invisibles, récompensé par un César en 2014. Il y retrouve Thérèse Clerc, l’une de ces « invisibles » qui avaient eu le courage de vivre leur homosexualité à une époque où la société française était encore bien loin de débattre du mariage pour tous. Dicté par une urgence – la vieille femme est atteinte d’un cancer généralisé et sait qu’elle est sur le point de mourir –, le projet Les Vies de Thérèse est né à la demande de l’intéressée qui souhaitait que la caméra de Sébastien Lifshitz l’accompagne dans son dernier souffle. Il y a bien évidemment quelque chose de bouleversant à capter les derniers instants d’une vie, surtout lorsque cette même vie fut une aventure phénoménale, passant du respect des conventions bourgeoises à un militantisme féministe qui entendait donner aux femmes la pleine maîtrise de leur sexualité. Thérèse Clerc est une humaniste attachante et elle méritait bien à elle seule un portrait documentaire, tant son parcours, son discours et sa personnalité n’ont cessé de rayonner sur ceux qui l’ont côtoyée, ses quatre enfants en première ligne. On ne peut que comprendre la volonté de Lifshitz de retrouver celle qui avait alors marqué de sa belle présence Les Invisibles. Seulement, les circonstances dramatiques de la dégradation physique précipitée de Thérèse Clerc ont probablement obligé le réalisateur à revoir ses plans : trop vite fatiguée, très diminuée, contrainte de rester allongée la plupart du temps (alors qu’elle n’a jamais cessé d’aller de l’avant toute sa vie), la grande dame finit par se soustraire à la caméra du cinéaste devenu ami et confident, laissant finalement les autres parler pour elle de ce qu’elle fut. Du coup, on ne peut que se sentir frustré face à la promesse formulée lors du premier plan du film : Sébastien Lifshitz n’accompagnera par Thérèse Clerc jusqu’au bout puisqu’elle est déjà partie (son décès est d’ailleurs survenu il y a quelques semaines) et que cette absence pesante amène les autres à se répandre en bavardages où l’évocation un peu insistante des souvenirs n’est jamais doublée d’une réflexion sur l’héritage politique que laissera une telle vie.
Les mots et la pudeur
Du coup, on se retrouve avec des scènes qui n’apportent malheureusement pas grand-chose au propos initial, au cours desquelles les quatre enfants évoquent par exemple la manière différente dont chacun fut élevé. Mais le comble du flottement est atteint lorsque la petite-fille de Thérèse Clerc (qui cabotine un peu, sa spontanéité étant probablement contrariée par la présence de la caméra du réalisateur qui – on le sent bien – ne sait plus après quel film il court) débat avec sa grand-mère du fait que l’on peut être féministe et rester hétérosexuelle. On préfère alors revoir certaines images d’archives nous montrant une Thérèse Clerc encore pleine de fougue et expliquer la portée sociétale de ses combats féministes. La remise en perspective de ses engagements à une époque pas si lointaine où les femmes n’avaient que très peu de droits est d’autant plus pertinente qu’elle continue de questionner l’héritage laissé par la génération précédente. On aurait aimé que la vieille dame nous entraîne dans une réflexion sur ce qui restera de ses combats personnels après son décès. Mais parce qu’elle se sait déjà partie, qu’elle n’aura plus la force de transmettre son énergie débordante à ses héritiers, Thérèse Clerc semble emporter avec elle les secrets de son insoumission au pouvoir patriarcal. Le résultat est d’autant plus décevant que le film se mue peu à peu en évocation funéraire qui ne sera pas vraiment parlante pour ceux qui n’ont pas vu Les Invisibles et qui donnera le sentiment d’une redite pour ceux qui, au contraire, connaissent le documentaire précédent. On peut néanmoins difficilement tenir rigueur à Sébastien Lifshitz d’avoir laissé échapper son sujet compte tenu de la tournure des événements : il y avait certainement de sa part un excès de pudeur à ne pas vouloir se montrer trop insistant pour remplir le contrat de départ. Jusqu’au bout, il aura laissé Thérèse Clerc décider de tout : elle a d’abord voulu ce film la concernant exclusivement pour finalement s’en soustraire et nous quitter sur la pointe des pieds. Nous reste à saluer avec un profond respect la grande dame qu’elle fut.