Il est des cinémas qui se préoccupent de l’air du temps. Avec Welcome, Philippe Lioret se saisissait de la figure du clandestin, dont on s’est enfin rendu compte qu’il existait, pour un film d’une grande dignité. Mais la récupération à des fins de comédie « à la française » menace souvent les sujets de société, pour des films toujours prodigues en raccourcis imbéciles aux relents poujadistes – voir pour s’en convaincre le monstrueux Agathe Cléry. Autant dire que le pitch des Invités de mon père pouvait faire frémir – à tort, étonnamment, et heureusement.
Avoir un père comme Lucien est chose difficile. Célèbre résistant, médecin avorteur, à l’époque où Dame Morale considérait la chose avec la bienveillance d’un Grand Inquisiteur sous excitants – un homme auprès duquel on ne grandit pas, sinon dans son ombre. Pour Arnaud et Babette, c’est bien le cas : la seconde idéalise son père, et a suivi sans briller une voie toute tracée par sa renommée et sa personnalité ; le premier s’est fait tout seul, et est en opposition permanente. L’une et l’autre sont aussi surpris lorsque papa, un bel octogénaire, ramène deux clandestines qu’il a décidé d’héberger : une jeune fille et sa mère. Et, pour plus de commodités, il a épousé cette dernière. Surpris, les enfants ? Vous n’en êtes pas au bout…
Nous ne sommes jamais loin du théâtre, avec les Invités de mon père : autant le scénario que la mise en scène jouent sur le hors-champ, la surprise, la confrontation à l’improbable. Évidemment, c’est drôle – drôle de voir les mines éberluées d’une de la famille de petits bourgeois parvenus qui craignaient de voir débarquer dans leur salon une famille de quinze Sénégalais, ou une branche des Triades, venue installer un atelier clandestin, et que les « invitées » s’avèrent être une jolie jeune fille et sa très belle mère. Bien sûr, le bobo moyen, féru de justice sociale et de bonne conscience à moindre coût, et pétri de stéréotype, est à peine moins raciste, finalement, que le moindre militant du FN. Mines ébaudies, donc, jeu sur le hors champ, l’inattendu : nous sommes bien dans le théâtre de boulevard. Mais de là à parler de comédie…
On rit toujours du ridicule ignoré de sa victime, mais connu de nous. Aussi, arrête-t-on bien vite de rire alors que se déroule le scénario des Invités de mon père, lorsqu’on se prend soi-même à douter de la conduite de la belle Tatiana, lorsque les mensonges succèdent aux veuleries, lorsque, enfin, le père glorifié – par l’amour ou par la haine – semble être faillible, aussi mauvais que le moindre mâle. Respire donc le fumet corrompu de ta propre ambiguïté, occidental post-colonialiste, semble nous dire Anne Le Ny. Et de choisir, très courageuse, de ne rien faciliter, ni à ses personnages, ni à ses spectateurs, pour lesquels plane longtemps l’incertitude du jugement à passer sur les acteurs d’une histoire toujours plus sordide.
Le changement a du bon : pour le vieillard qui se sent partir, pour sa fille coincée dans le carcan qu’elle s’est créé, pour le fils frustré d’avoir à être le contraire de son idéal profond… Des leçons comme celle-là, on en trouve plein le cinéma de Denys Arcand, dans ce qu’il a de plus facile. Mais Anne Le Ny regarde autant du côté de ce cinéma suprêmement bobo que du côté du Woody Allen d’Intérieurs, mêlant les deux avec intelligence et courage. Car, bien vite, on s’aperçoit que tous les protagonistes sont sur la corde raide, avec les rancœurs, les non-dits, les petites haines qui soutiennent la sacro-sainte famille. Et que si l’on choisit de s’affranchir de ces poids – c’est la voie difficile –, on n’en sort pas indemne, ni soi, ni les autres. C’est le regard qu’interroge Anne Le Ny dans son film, le regard individuel, subjectif, inconfortable – le regard où se confrontent les principes moraux les plus hauts et les instincts les plus bas. Manipulateur ? Peut-être. Cela étant, s’il s’agit de placer le spectateur face à ses contradictions – une attitude des plus rares, en ces temps de politique et de morale réduites aux petites phrases et autres effets d’annonce – alors, peut-être, cette manipulation est-elle salutaire.