Deux ans après la tortueuse Mauvaise Éducation, Pedro Almodóvar semble avoir retrouvé une certaine sérénité. Soutenu par un quatuor d’actrices toutes exceptionnelles, Volver est une œuvre limpide et apaisée, renouant avec les grandes obsessions du maître ibérique.
«Volver» signifie « se tourner », « changer » mais aussi « revenir ». Et ce dernier film de Pedro Almodóvar signe bien là le retour de thèmes et de grandes figures chers au cinéaste. Après avoir fait un détour tortueux vers les « films d’hommes » – Parle avec elle en 2002 et La Mauvaise Éducation en 2004 – Almodóvar fait le choix de construire son nouveau projet autour d’une famille de femmes de laquelle tous les hommes sont totalement exclus – assassinés, pour la plupart. Une telle radicalité n’a que rarement été observée dans la filmographie d’Almodóvar. Même Femmes au bord de la crise de nerfs, Talons aiguilles et Tout sur ma mère acceptaient en leur sein des personnages masculins – néanmoins travestis ou transsexuels – pour construire une galerie de portraits féminins souvent hauts en couleur. Ici, les femmes se sont coupées de cette réalité car les hommes incarnent bien trop l’impureté, une souffrance qui a contraint chacune d’elle à se réinventer le plus loin possible du quotidien. S’ils restent néanmoins le centre des conversations, de révélations et de secrets de famille cadenassés, les hommes sont ceux que l’on enferme volontiers dans un congélateur, que l’on fait brûler dans un cabanon en bois ou que l’on enterre avec acharnement au bord de la rivière de son enfance.
Personnage central, Raimunda (Penélope Cruz) renoue aussi avec cette figure bouleversante de la « mère-courage » déjà évoquée dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça?, Talons aiguilles ou encore Tout sur ma mère et à laquelle Pedro Almodóvar greffe quelques clins d’œil cinéphiles (Une journée particulière d’Ettore Scola, Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz). Prête à sacrifier son honneur pour sa fille en s’accusant du meurtre de son mari, Raimunda est armée de cette foi, de cette conviction que seule la loi de la famille compte. Contrairement aux autres films du cinéaste, la police est elle aussi totalement exclue de ce carcan matriarcal. Comme le souligne la cousine Agustina (Blanca Portillo) qui cherche à élucider les raisons de la disparition de sa propre mère quelques années auparavant, toutes ces histoires doivent exclusivement se régler entre elles. Du coup, Volver s’affranchit progressivement de contraintes qui auraient été finalement inutiles pour trouver un équilibre inédit entre réalisme (milieu prolétaire de la Mancha) teinté de nostalgie (le souvenir d’une mère, l’impossible deuil) et fantaisie onirique pleine de mélancolie (le regret d’avoir perdu ce qui n’a finalement jamais été acquis).
Volver sonne comme l’aboutissement d’une œuvre mais marque également l’apaisement d’un cinéaste qui avoue avoir beaucoup souffert sur le tournage de son dernier film, La Mauvaise Éducation. Certains, en mal d’exubérance, regretteront cette nouvelle sagesse qui ne tourne pourtant en aucun cas le dos à ce qui fut la marque de fabrique du cinéaste espagnol. Des couleurs vives du (très beau) générique d’ouverture, au sang rouge vif que Raimunda éponge autour du corps mort de son mari, la couleur reste prédéterminante dans cet univers exclusivement féminin où, pour s’excuser d’une marque de sang oubliée dans le cou, on argue sans sourciller qu’il s’agit là « de trucs de femmes ». Le fétichisme, si souvent prégnant dans les différents films de Pedro Almodóvar, est encore une fois à l’œuvre. De l’odeur de la grand-mère disparue dont la présence est soit trahie par ses pets dans la salle de bain ou par ses exercices sur un vélo d’appartement aux pieds chaussés de Raimunda, seule vision dont la grand-mère ressuscitée doit se contenter alors qu’elle est cachée sous le lit, tout tend à fixer un souvenir ou un sentiment sur un objet, mais en vain. La solitude de chacun finit par tout emporter.
Si Volver peut être une très belle première conclusion du travail d’Almodóvar sur les personnages féminins, le film n’incarne pas moins la rupture, la dissociation puis la réconciliation. Preuve en est le personnage de Raimunda – à la fois mère généreuse et belle plante sophistiquée – qui se différencie d’emblée du reste des villageoises de son pays natal. Elle est à fois elle et une autre. Mais c’est tout simplement la Latine faite détermination et générosité qui se serait rêvée star hollywoodienne dans une autre vie. Où comment un cinéaste révèle une actrice – Penélope Cruz – au talent sous-estimé en lui offrant plus qu’une performance, le rôle de toute une vie.