Casting sauvage
Trois personnages dont on ne voit que le buste se resserrent dans une étreinte. L’affiche de Dheepan, découverte il y a quelques semaines est sans équivoque : c’est la trajectoire du récit familial qu’UGC tient à mettre en avant pour la promotion de cette Palme d’or, bien plus que sa tendance au vigilante movie. Les réactions de la presse après la projection cannoise ont manifestement effrayé le distributeur sur la lecture politique qui pouvait être faite du film (voir notamment l’article de Libération sur le palmarès daté du 24 mai).
En plein chaos de la guerre séparatiste sri-lankaise, un employé administratif attribue à un homme, une femme et une enfant des noms, âges et relations nouvelles qui, les faisant passer pour une famille, leur garantira plus sûrement la possibilité d’asile hors des frontières. On peut donner à ce prologue sri-lankais une lecture réflexive. Arracher à la violence du réel ces trois corps inconnus, c’est bien littéralement ce que fait le cinéaste, qui a choisi de tourner le dos aux Marion Cotillard ou Romain Duris pour mettre à l’avant-plan des acteurs débutants au cinéma. Le raccord brutal qui mène la famille de circonstance du conflit armé à leur terre d’accueil ne les fera que basculer d’une violence à une autre. Nouvellement nommé Dheepan, l’ancien Tigre tamoul devenu réfugié politique, se voit proposer par l’administration française un poste de gardien d’immeuble dans une cité sensible au sud de Paris. Il entraîne alors sa fausse famille dans une banlieue dont le climat de violence serait pire que celui de la guerre civile laissée à des milliers de kilomètres de là. C’est en tout cas ce qu’insinue lourdement le film avant que la fillette ne formule explicitement cette comparaison.
Ironie vs lance-flammes
Lors d’un pique-nique, Dheepan, surpris de voir l’assemblée de ses concitoyens en exil éclater de rire, interroge Yalini, sa compagne d’infortune qui ne parvient pas à lui faire saisir la subtilité de la plaisanterie. Il est assez singulier qu’Audiard, qui n’a jamais compté l’humour dans sa panoplie de cinéaste, aborde frontalement l’incompréhension de son personnage face au rire. Cela l’est d’autant plus qu’il avoue s’être référé, à l’écriture du scénario, au modèle d’ironie que sont les Lettres persanes. La clairvoyance dont faisaient preuve Usbek et Rica face aux incohérences de la société française ne passe ni les siècles, ni le périphérique parisien, puisqu’Audiard ne retient des personnages de Montesquieu que la candeur, et non la charge subversive. Ainsi dépouillée de sa force satirique, la naïveté de ces étrangers en terre inconnue n’est qu’incompréhension. Dans un environnement dont le sens lui échappe, autant celui des bons mots, que la façon adéquate de classer le courrier, Dheepan n’est qu’un « bon sauvage ». Affaibli, démuni, il ne retrouvera la maîtrise de la situation que lorsque l’incivilité de ses voisins lui aura chauffé les oreilles au point que lui reviennent ici les gestes de guerre appris là-bas. S’ouvre alors un revenge movie, dans la lignée de l’autre référence revendiquée d’Audiard : Les Chiens de paille. Dans le film de Peckinpah, Dustin Hoffman jouait un mathématicien qui, s’installant à la campagne, voyait sa raison vaciller et se muer en barbarie au contact des mœurs violentes de ses nouveaux voisins ruraux. Dans cette filiation autant que dans celle de la trinité Carpenter/ Eastwood/ Charles Bronson, invoquée dans les scènes d’action, le cœur de Dheepan se transforme en déchaînement de violence viriloïde et sans objet au cour duquel le Tigre retrouve ses vieux réflexes de combat. Le brave citoyen contre le dealer, le bien contre le mal : l’opposition binaire entre les valeurs qui se confrontent se voit matérialisée par la ligne blanche que trace Dheepan sur la dalle en béton de la cité. Loin de la charge satirique héritée des Lumière, Audiard propose l’éradication du mal au lance-flammes.
Il était une fois…
Si la greffe prend mal entre la chronique sociale et le revenge movie, c’est que le film poursuit un troisième cheminement, celui du conte. Impossible dans une France qui ne parvient qu’à déchaîner une agressivité sourde, l’assimilation rêvée se fera dans un autre ailleurs, édénique, celui-ci. Dans l’épilogue londonien, Yalini, sourire aux lèvres et nourrisson dans les bras, joue littéralement la conclusion du conte de fée auquel elle aspirait : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Dès lors, on comprend à quel point la portée du décor se fait en termes d’enjeux narratifs simplifiés : le Sri Lanka à feu et à sang comme une forêt pleine de dangers ; la barre d’immeuble et ses caïds comme la tour à combattre, puis le jardin anglais comme le foyer de la paix retrouvée. Dans les très nombreuses interviews qu’il a accordées depuis sa récompense cannoise en mai dernier, Jacques Audiard s’est vivement opposé à toute lecture politique de la sombre peinture qu’il offre du quartier dans lequel échoue Dheepan. Prenons donc acte du fait que cette cité est pure fiction et que toute ressemblance avec un contexte social, économique et urbanistique au cœur des débats de la vie politique en France depuis trois décennies relève de la pure coïncidence. Il ne s’agit aucunement de reprocher à un réalisateur que son cinéma ne soit pas engagé. Mais on peut trouver superficiel autant qu’inopportun que le monde, chez lui, ne soit qu’un papier peint, décor aussi factice que le gazon en plastique sur lequel Dheepan, dans le tout dernier plan, contemple sa famille agrandie en sirotant des cocktails.