Le gadget visuel érigé en marque de fabrique : déjà dans Le Disciple — sorti en 2016 — Kirill Serebrennikov saturait son film de trucs et astuces divers (inscriptions des dialogues dans l’image, adresse directe au spectateurs, plans-séquences ostentatoires et néanmoins fluides et ingénieux). Avec Leto — « l’été » en français, qui sera probablement le titre lors de sa sortie en salle — il réédite la performance poussant l’exercice jusqu’à saturation : aux afféteries déjà citées s’ajoutent, un noir et blanc romantico-publicitaire des effusions d’animation, de fausses images d’archives, des séquences entièrement clipées, un mystérieux personnage extradiégétique… Rarement, on aura vu autant d’effets de manche dans un seul long-métrage, affichés et assumés autant comme une arrogance indécrottable — les acteurs le confirment à travers des apartés disséminés ici et là — qu’une virtuosité presque désarmante.
Ce talent insolent, le réalisateur russe sait en jouer et le faire fructifier : difficile de faire cinéma plus charmeur. Mais si Le Disciple, avec son sujet-mise en abyme — le charisme irrésistible d’un étudiant qui sermonnait des prêches religieux radicaux à longueur de journée, finissait par tomber le masque et dévoilait au contraire une roublardise pontifiante, Leto semble tomber du bon côté. Sans doute grâce à la plus grande ampleur de son sujet : du biopic des rock-stars soviétiques des années 80, Mike Naumenko et Viktor Tsoï, au mélodrame élégiaque et indolent, le film brasse une époque, une génération et une culture. C’est l’approche et la recherche d’harmonie collective par le montage — dans une alternance de plans-séquence composés et d’éclats impressionnistes — qui lui donne ses moments les plus réussis : les scènes se dilatent ou se rétractent, font advenir leurs enjeux en creux. La succulente ironie des concerts très policés et surveillés par les autorités soviétiques, la diffusion clandestine de la musique américaine, la grande précarisation de ces artistes, pourtant adulés comme leurs cousins de l’ouest, dans un hypocrite refus du star-system, sont autant de lignes de forces qui émanent de la simple succession d’émulsions collectives, sur la plage, dans les appartements ou dans les bars. Quand, sur ce canevas, Serebrennikov brode un triangle amoureux et un croisement des destins (le jeune élève va progressivement dépasser le maître qui l’a pris sous son aile), il réussit une embardée mélancolique et aérienne, hommage à un mouvement pionnier, dont on pressent l’importance historique dans la libéralisation des esprits et le dérèglement politique à venir pour le régime.
Mais, un peu englouti par la surenchère stylistique, Leto peine à s’imposer finalement comme une évidence. Le côté « pièce montée » cinématographique éveille une méfiance rarement contrariée. Au contraire, le film fonce tête baissée, amoureux de ses feintes et de ses jongleries vers un pari impossible : s’efforcer de trouver une consistance à de la poudre aux yeux. À plusieurs occasions, jaillissent des scènes qui débordent l’espace-temps du récit pour proposer une réalité alternative, sur le modèle du « et si…» — « et si, d’un coup, l’ensemble des passagers d’un bus de ville se mettait à reprendre en cœur et en chantant faux « The Passenger » d’Iggy Pop, chanson pourtant interdite » — toujours conclue par un laconique « mais ça n’a pas existé ». Plus prétexte cocasse à une nouvelle prouesse technique qu’à un véritable approfondissement, cela finit presque par rendre inexistant le film lui-même, s’égarant dans un effeuillage temporel déconstruit mais de plus en plus artificiel. Comme si, dévoré par ses multiples subterfuges jusqu’à en faire son véritable sujet, il ne restait plus qu’un bel objet décoratif et sophistiqué, vidé de sa substance.