Raconter Naples par le prisme de sa violence et de son empire mafieux n’a rien d’original. C’est pourtant à travers un regard de biais et une scénographie simple que L’Intrusa, le nouveau long-métrage de Leonardo Di Costanzo (après la sortie de L’Intervallo en 2012) creuse un sillon neuf sur ce sujet rebattu. On est très loin ici du pseudo-film mythologique et clinquant comme Suburra de Stefano Sollima (qui se déroulait à Rome) ou du naturalisme édifiant et viril qui a fait la réussite de Gomorra de Matteo Garrone mais qui a ensuite été décliné à de nombreuses reprises, souvent pour le pire. Au contraire, par son récit et son action ramassés à une unité de lieu (la Masseria, un centre d’aide aux enfants des quartiers pauvres de la capitale de Campanie) et sa spontanéité documentaire, le film revendique une certaine modestie, qui n’est que de façade tant il révèle en creux, les profonds traumas de la société napolitaine.
Si le canevas de L’Intrusa reprend les codes de la tragédie classique par son huis-clos et ses grandes figures féminines, à la fois vigies, résistantes et maudites, la mise en scène porte en elle une dimension organiciste dans sa représentation du fait social. La petite communauté du centre joue le rôle de ville miniature avec ses tensions entre mécanismes solidaires et enjeux de pouvoir : Di Costanzo l’imagine vivante, comme un corps humain où chaque élément s’harmonise ou réagit de façon épidermique à la moindre petite blessure. Les femmes accompagnent leur enfant le matin, les animateurs s’activent, redoublent d’idées pour les occuper et Giovanna (Raffaela Giordano), au milieu, impulse et fluidifie toutes les relations. Elle est à la fois le cœur et le système sanguin de la Masseria. Pas étonnant donc de voir le film se nouer autour de la construction d’un géant de ferraille — « Mister Jones » — par les petits protégés qui auront le loisir de lui « donner vie » lors de la parade de fin d’année grâce à un ingénieux système de machinerie mécanique. Pas étonnant non plus de voir figurée la menace mafieuse comme un cancer qui s’implante et vérole l’organisme. L’arrivée de Maria, femme de camoriste récemment arrêté, et de ses deux enfants, venus habiter un certain temps au centre pour être protégé des éventuelles pressions de l’extérieur, provoque la stupeur parmi les travailleurs sociaux et les autres familles. Avec elle, la communauté ouvertement humaniste et alternative – on le perçoit à travers l’attention portée aux enfants roms, sujet très sensible en Italie, les initiations écologiques, la pédagogie très à l’écoute des enseignants – se tétanise, comme si chaque émancipation valait la peine d’être menée sauf celle qui touche de près ou de loin à la violence criminelle. Cette façon dont Leonardo Di Costanzo s’applique à montrer l’aigreur, la méchanceté de tous ces membres idéalistes envers cette femme qui a fait entrer le refoulé dans la forteresse – à plusieurs reprises, de grosses voitures de luxe pénètrent dans le centre d’où en sortent des femmes venues sermonner Maria et la faire sortir de la Masseria – témoigne de la peur sociale écrasante qu’inspire l’empire du crime sur les habitants.
Trois femmes puissantes
Jamais L’Intrusa ne fantasme le grand banditisme : le film refuse de montrer explicitement sa violence et substitue à ses traditionnelles figures héroïques (hommes porte-flingues à la trajectoire ascendante au sein de la structure, du petit caïd local au grand parrain), les figures inverses : les femmes, silencieuses mais déterminées à sortir par le haut du cauchemar dans lequel elles sont plongées. Di Costanzo articule son long-métrage autour de trois formes de résistances féminines différentes dont le tragique de leur situation tient à leur non complémentarité. Au centre, donc, Giovanna, directrice de la Masseria qui prend sous son aile Maria et sa famille contre vents et marrées. L’inquiétude constante qui se lit sur son visage et qui ne cesse d’augmenter ne la détourne jamais de cette lutte personnelle qui par cristallisation, devient peu à peu un enjeu moral qui dépasse le simple cas de cette intruse. En face, Maria est mutique. Elle ne rend rien de la générosité et de la protection que lui offre Giovanna. Farouche, elle réagit violemment aux provocations et au mépris des autres familles envers elle et ses deux enfants. Cette antipathie crachée comme un venin cache une déchirure intérieure que l’on imagine irréparable mais que le film se contente de suggérer : est-ce elle qui a dénoncé son mari aux autorités ? Devant ce constat désespéré de l’incommunicabilité des deux femmes, c’est dans la troisième qu’il faut sans doute voir un brin d’optimisme. La petite Rita, l’ainée de Maria, est le seul personnage qui s’ouvre véritablement aux autres, refusant au début tout contact avec les enfants puis s’intégrant progressivement au groupe, jusqu’à participer à l’élaboration du Mister Jones. La séquence finale – la fête de fin d’année – contient dans sa joie, son énergie et sa vitalité enfin retrouvée, un sentiment d’amertume très tenace : tous les membres de la Masseria s’amusent de nouveau, mais il n’y a plus de traces de Maria et de ses enfants, comme volatilisées et déjà oubliées. La puissance que déploie L’Intrusa dans toute son humilité devient alors évidente : le film de Leonardo Di Costanzo est un chant à l’honneur de trois actrices formidables, trois femmes puissantes.