L’Intervallo nous avait marqués lors de la dernière Mostra, une bonne raison pour rencontrer Leonardo Di Costanzo à l’occasion de la sortie du film.
Je vais commencer par la question de la langue, on ne reconnaît pas l’italien, j’en déduis qu’il s’agit du dialecte napolitain.
Naples est une ville éminemment cinématographique mais tellement théâtrale qu’elle est très difficile à attraper, comme si elle arrondissait les angles d’elle-même. J’ai eu l’impression qu’en partant de la langue, je pourrais parvenir à traverser les masques que la ville porte. On a écrit le scénario en italien, notamment pour les dossiers et les financements, mais aussi dans l’optique de laisser aux acteurs – nous savions que ce serait des non-professionnels – la possibilité de faire eux-mêmes la traduction, de leur proposer un texte comme dans une « langue étrangère » et qu’ils y intègrent leur propre langue. Cela signifiait un long travail en amont ; le danger était qu’avec les répétitions, ces comédiens non-professionnels fassent l’acquisition d’une technique, perdent la spontanéité que l’on cherchait en eux. Ce chemin était un peu risqué, on a beaucoup travaillé sur la connaissance des personnages et de leurs parcours pendant le film. Le texte comprenait des passages obligés, mais à l’intérieur, les acteurs avaient la possibilité d’improviser, de s’approprier le texte. Ce rapport entre la parole et le corps m’a vraiment passionné, même si j’avais très peur que le texte s’épuise. Un aspect important est qu’on a répété dans un espace neutre, une salle conventionnelle dans le grenier d’un théâtre, donc le décor du film ne faisait pas pression ; il fallait que les acteurs imaginent la rivière, la forêt, les pièces. Et le fait de les placer dans le véritable lieu dans un second temps les a obligés à reformuler une fois encore ce texte, avec les interactions commandées par l’endroit, comme une improvisation mais très consciente et proche du scénario.
« La responsabilité de l’invention »
Ces acteurs, comment les avez-vous trouvés et choisis ?
Comme je l’ai dit, c’était un choix de travailler avec des non-professionnels. Venant du documentaire, je sais que les « acteurs de la vie » sont très puissants ; mais je n’avais envie de faire un pas supplémentaire résidant dans ce que ces personnes de la réalité se confrontent à un personnage, qu’ils dialoguent et composent avec lui par leurs moyens, avec quelqu’un qui n’est pas eux. Je savais qu’avec une fille, un garçon et un lieu, la trajectoire était balisée, mais si un des trois piliers s’effondrait, le film était foutu. Dans la phase d’écriture, on a beaucoup rencontré et écouté de jeunes, et parallèlement vu des lieux. Une fois le scénario écrit, j’ai vu 200 à 250 candidats, certains avec des agents ou venant du théâtre ; même bons, on sentait qu’ils avaient une technique, des réflexes, des modèles, et c’est ce dont je ne voulais pas. Il était beaucoup plus passionnant pour moi de travailler avec des pages blanches, se cherchant, se découvrant, se surprenant et me surprenant. L’important était qu’ils prennent conscience du scénario mais sans perdre cette fraîcheur ; c’était le pari que je voulais tenter. Après la première phase, j’ai constitué un groupe de douze, six garçons et autant de filles, avec qui on a travaillé pendant trois mois. Ce n’est qu’une fois qu’on s’est arrêté sur les deux comédiens (Francesca Riso et Alessio Gallo), on est vraiment arrivé au scénario.

Après ce choix des deux comédiens, est-ce que leurs personnalités ont modifié le scénario ?
Non, d’une certaine manière, le récit était verrouillé puisqu’il est guidé par l’évolution d’une relation entre deux personnages dans un lieu donné, entre espacement, rapprochement et éloignement. Il fallait que l’improvisation intervienne à l’intérieur de cette structure figée.
On a l’impression que ces personnages pourraient très bien provenir de vos films précédents, par exemple ce garçon de Cadenza d’Inganno ou des élèves issus de Cas d’école… Est-ce que les documentaires ont alimenté cette fiction ?
La tentative avec Cadenza d’Inganno m’a vraiment fait un coup, mon personnage a mis fin au film ! Il ne voulait plus de mon scénario et de mes intentions ! Il m’a rappelé des années plus tard pour que je vienne filmer ses noces. D’une certaine manière, il m’a dit : « que ça te plaise ou non, c’est ma vie, que ça te plaise ou non ce mariage et comment je le fais, c’est mon scénario, pas le tien. » Cette aventure a forcément questionné mon rapport au documentaire, à la notion de personnage. Je me suis dit qu’avec la connaissance intime de leur façon d’être et d’agir, je pouvais me permettre une écriture où j’assume complètement la responsabilité de l’invention. Mais il s’agissait pour moi, dans ce nouveau contexte, de conserver une fidélité vis-à-vis du réel, dans la gestion de la voix et du corps par les personnages, aussi de leur imagination. Car l’écriture a tenté de se faire de leur point de vue, au moins à leur hauteur, par les rencontres et les discussions ; je voulais que L’Intervallo soit le dialogue entre ces comédiens non-professionnels et des personnages largement inspirés par la réalité – ce sont des figures qu’ils connaissent mais ce ne sont pas eux-mêmes qu’ils jouent.
« Mais qu’est-ce qu’ils vont faire ces personnages dans ce lieu ? »
Au scénario, vous avez travaillé avec Mariangela Barbanente et Maurizio Braucci, ce dernier a écrit Gomorra à partir de l’ouvrage de Roberto Saviano. Entre votre film et celui de Matteo Garrone, on peut considérer que les perspectives sont totalement inversées ; L’Intervallo est aussi intime que Gomorra lorgne vers la fresque.
Je connais Maurizio Braucci depuis longtemps, bien avant qu’il écrive Gomorra, nous avons un parcours commun, il a notamment collaboré à Cadenza d’Inganno. Mais c’est une proposition que je lui ai faite après le film de Matteo Garrone. Au début, il me disait : « mais qu’est-ce qu’ils vont faire ces personnages dans ce lieu ? » Au début, il était un peu désespéré parce qu’il voulait élargir, intégrer une dramaturgie avec des pics, des écarts. Mais il a cette capacité à se mettre du bon coté pour regarder et écouter les personnages ; j’aime beaucoup la place de narrateur qu’il se trouve.

Pouvez-vous nous parler de ce lieu, l’hôpital psychiatrique désaffecté de Capodichino ? Est-ce un lieu que vous aviez déjà en tête ? La façon dont le lieu se déploie, presque comme un organisme, est très belle.
À Naples, il y a beaucoup d’endroits délabrés, des écoles, des casernes ; on en a vus beaucoup. On pouvait tricher évidemment, mais j’aimais l’idée de l’unité de lieu, que le décor puisse contenir l’ensemble du récit. En découvrant Capodichino, ça a été frappant, même plus que ce qui était prévu dans le scénario. Quand on est entré, l’endroit communique immédiatement la souffrance des gens, ça suinte de partout, notamment des inscriptions sur les murs. C’était très puissant, presque trop, je me suis tout de suite posé la question de la façon dont j’allais canaliser la force du lieu. On en a filmé une toute petite partie, c’est un endroit immense, un voyage, notamment dans le temps, qui mériterait un film entier ; il a fallu faire attention à ce qu’il ne mange pas l’histoire et les personnages.
Par le rapport aux corps et aux mouvements, on sent que la mise en scène reste marquée par le documentaire, comment avez-vous négocié cet aspect et ce passage à la fiction ?
Je suis arrivé au documentaire en me disant que la fiction était là, dans le réel. En allant vers la fiction, je suis revenu à la question du réel, notamment avec ce long travail avec les acteurs, qui avait d’ailleurs une dimension moins cinématographique que théâtrale, avec cette idée que tout est différent à chaque fois, qu’il s’agit de moments qui ne peuvent être reproductibles. Avec Luca Bigazzi, un chef opérateur qui est habitué à de grosses machines comme Il Divo de Paolo Sorrentino, on ne répétait pas ; on était plutôt dans un état d’adaptation à ce qui se présentait, on pouvait aussi improviser le matin même en fonction de la lumière. On a toujours balancé entre la connaissance totale et l’improvisation de l’acte de filmer, de façon à ce que l’on puisse intégrer ce qui arrivait, y compris des accidents dans le parcours préconçu des personnages dans ce lieu.
Cet engagement physique moindre comme metteur en scène de fiction avec un chef opérateur, comment l’avez-vous vécu ?
Cela a été une expérience assez difficile. Je l’ai tourné deux fois ce film, une fois – sauf la fin –, où j’étais à la caméra lors de la phase de répétition, ce qui m’a permis de trouver des options et de donner des indications à Luca Bigazzi. Mais évidemment ça n’était pas moi lors du tournage… Ce qui est bien avec Luca, c’est qu’il prend des risques, il est très rapide dans ses réactions, donc au fur et à mesure, on a trouvé notre terrain. Je suis directif, mais jusqu’à un certain point, je sais aller vers l’autre, et quand c’est réciproque, ça fonctionne bien. Je me sers beaucoup du savoir des autres, c’est pour cette raison que je travaille toujours avec des gens avec une forte personnalité. C’est parfois électrique, mais on arrive à de meilleures choses.
« Un hypothétique tremblement de terre »
Est-ce que d’autres aspects vous ont marqué dans ce passage du documentaire à la fiction ?
Pas forcément… C’est vrai qu’il a fallu m’habituer à être maître de tout, tout savoir et tout déterminer. C’est très compliqué aussi d’avoir à gérer l’espace, alors que le temps reste le même. Dans le documentaire, il n’y a pas besoin de justifier l’espace, il est là, il existe. Ici il a fallu le créer, le rendre cohérent, crédible et signifiant, ce fut certainement la difficulté majeure. Pour le reste, le documentaire est très formateur, il permet d’intégrer les éléments nouveaux, de s’adapter vite pour qu’ils alimentent la fiction.
Vos films documentaires sont marqués par le conflit, L’Intervallo aussi, mais ce dernier dégage aussi une forme de douceur.
C’est lié au fait que la trame ne mange pas les personnages. Je pensais qu’il fallait placer le conflit hors champ et qu’on soit davantage à l’écoute de ce qui se passe en Salvatore et Veronica ; ne pas être dans l’action mais dans l’attente, et moi de les accompagner pendant la durée de cette parenthèse, tout en suggérant la violence et l’environnement – notamment par le travail sonore.

J’aime beaucoup cette scène où les deux personnages sont sur le toit, où ils sont dans la position de mettre en scène la ville.
Ils refont le monde, ils l’organisent selon leurs désirs ! Je voulais que cette chose qu’est Naples, que l’on sent et entend par ailleurs, soit visible, pour eux et pour les spectateurs. Aussi que l’on se rende compte que cette ville conditionne leurs vies. Pour cela il fallait montrer des archétypes, presque comme dans un village – ici il ne manque que le prêtre –, ce qui signale leur appartenance à une communauté qu’ils connaissent. Et Veronica et Salvatore décrivent ces scènes en passant par l’invention et l’imaginaire, en pointant ce qu’ils gardent et suppriment. L’idée du tremblement de terre est très napolitaine, au bout d’un moment, les gens disent qu’il faudrait un séisme pour pouvoir tout recommencer ; c’est aussi un aveu d’impuissance face au fait de pouvoir gérer son existence. À ce moment, on reste dans la fable, ils surplombent, ils manipulent. Mais ils laissent tout de même un hypothétique tremblement de terre agir et décider, c’est-à-dire qu’ils ne se sentent pas maître de leur destin ; il y a toujours cet écrasement des individus par quelque chose de supérieur à l’échelle humaine. C’est sans doute compliqué à comprendre en France où l’on a tué le père en décapitant le roi ; c’est un pays de fils qui se sont donné des règles et réparti des attributions. Ce n’est pas le cas en Italie, et à Naples plus encore sans doute. Dans L’Intervallo, c’est hors du monde et dans une fable que les deux personnages parviennent à être maître de leur destin.