Pour une jeune fille de 28 ans, Sarah Polley a déjà un beau parcours : jeune débutante pour Atom Egoyan, producteur de son film, dans De beaux lendemains, elle est devenue par la suite l’actrice fétiche d’Isabel Coixet dans Ma vie sans moi ou The Secret Life of Words. Étant passée par la case quasi obligatoire du court-métrage, elle s’essaye au long avec une délicatesse et une discrétion qui étonnent grandement, tout comme le choix de la maladie d’Alzheimer comme thématique. Film sur le malheur d’oublier et la nécessité de la mémoire dans un couple, Loin d’elle est aussi un regard jeune porté sur la vieillesse, regard trop rare pour être raté.
Traiter un sujet comme la maladie d’Alzheimer sans tomber dans le pathos le plus convenu est un vrai défi : à peine trente ans, toutes ses dents et sa mémoire d’actrice et d’apprentie réalisatrice, Sarah Polley s’intéresse aux vieux, et, plus précisément donc, à l’oubli d’êtres qui partiront bientôt avec une mémoire déjà entamée. Qu’est-ce que la mémoire finalement ? Dans De beaux lendemains, la mémoire de Nicole/Sarah Polley était celle de l’échec et de l’impossibilité de devenir la chanteuse que l’accident de car empêchera d’exister. Dans Ma vie sans moi ou The Secret Life of Words, les deux personnages de Sarah Polley étaient également confrontés au souvenir, à laisser pour celle qui va mourir, à oublier, justement, pour celle qui veut encore vivre. Pour son premier long-métrage, Sarah Polley revient donc sur des thèmes qu’elle a déjà explorés devant la caméra. Elle réussit à rendre douce une douleur toujours sifflotante, gracieuse une relation qui s’éteint avec les souvenirs de la protagoniste, et convainc de sa crédibilité de jeune fille bien ancrée dans le temps, présent, passé et futur.
Fiona et Grant sont mariés depuis quarante ans. Lui est un professeur d’université en retraite et un oublieux de son rationalisme tant il renie la maladie de sa femme. Faire l’amour ou la conversation comme si de rien n’était. Elle en est incapable, elle qui oublie de quelle couleur sont les jonquilles, le nom de leurs amis de toujours et parfois même celui de l’homme qu’elle a aimé toute sa vie. La première force de Sarah Polley est d’avoir jouer sur deux tableaux : d’abord celui de l’oubli progressif des sens mais aussi des automatismes physiques, puis sur celui des conséquences sur autrui. Elle est seule à oublier, il est seul à souffrir, car elle oublie finalement un peu tout, et surtout qu’elle est malade. Loin d’elle évoque aussi avec beaucoup de justesse l’étrange et terrible sensation de la perte de soi que Fiona éprouve : «Je suis en train de disparaître», dit-elle avec désarroi. Si sa mémoire lui fait défaut, celle de son mari n’en est que plus vive. Infatigable amoureux, Grant lui relit ses romans préférés, lui raconte leurs vies, et ira jusqu’à la laisser partir pour ne pas troubler son oubli. Car si celui-ci est horrible, se souvenir par moment est bien pire. On ne manque que ce dont on a conscience.
Dans Loin d’elle, les histoires d’amour sont oubliées au profit de la vie… la construction narrative est ainsi parsemée de flash-backs qui rappellent que ce qui a existé vit encore et permet au récit de respirer, de s’alléger. La maison du couple, perdue autour des plaines enneigées (un hommage à Atom Egoyan ?) de l’Ontario, symbolise la solitude de Fiona et de Grant. Si parfois le parallèle entre paysage et humain paraît un brin évident ou attendu, la caméra de Sarah Polley ne s’attarde jamais à contempler un lieu qui n’est là que pour enfermer deux êtres dans leur solitude et leur isolement réciproque. De l’émotion dans les regards de la magnifique Julie Christie et du non moins admirable Gordon Pinsent (on remarquera ainsi les gros plans fixes, tout à fait naturels et jamais trop racoleurs), un optimisme rasant tout sentimentalisme feint et une image simple et belle privilégiée à des ressorts plus lyriques, voilà la recette du film de Sarah Polley. Elle n’oublie pas de se retirer de temps à autre, de laisser l’oeil s’évader sur ce qu’il y a autour, elle ne cherche pas un instant à forcer la tristesse. Elle dépeint avec talent des êtres courageux et aimants, quotidiens et discrets. Ne l’oublions pas trop vite.