À lire le pitch de Stories We Tell, on était en droit d’attendre le pire de la première incursion de la Canadienne Sarah Polley dans le documentaire. Quand « une actrice nominée aux Oscars et une réalisatrice reconnue (…) décide de se lancer à la recherche de la vérité » dans un documentaire autobiographique convoquant tous les membres de sa famille, vous pouvez légitimement vous inquiéter. Heureusement pour nous, Polley n’est pas Maïwenn et le supplice attendu du film thérapeutique s’avère une savoureuse comédie familiale dans laquelle les petits arrangements avec le réel deviennent l’occasion d’interroger le storytelling du cinéma vérité et l’indécidable frontière entre documentaire et fiction.
Entre deux longs métrages de fiction remarqués – le délicat portrait d’un couple âgé séparé par la maladie d’Alzheimer dans Loin d’elle et le bovarysme version romance canadienne de Take This Waltz – la jeune cinéaste s’engage en 2008 dans un projet plus personnel avec le concours de l’Office National du film de l’Ontario autour de son propre roman familial. Cinq années de conversations à bâtons rompus, de tournage et de montage, auront été nécessaires pour que le film trouve sa forme atypique et son ton polyphonique. Sans rien dissimuler des méandres et des passages escarpés de cette quête des origines, Stories We Tell privilégie les voix discordantes des (nombreux) membres de la famille Polley à la narration introspective d’une cinéaste revenant sur son passé. En sorte que Sarah Polley n’est pas le centre de ce récit autobiographique bien qu’elle en soit indéniablement le metteur en scène : dirigeant la voice-over de son père comme un acteur qu’elle n’hésite pas à interrompre quand elle juge sa diction incertaine, dénonçant sans cesse le dispositif de son tournage en apparaissant à l’écran caméra au poing ou s’interrogeant à voix haute sur la meilleure façon de débuter son film. La force de Stories We Tell se joue dès sa déclaration d’intention, livrée telle quelle dans les premières minutes du film : « tell the whole story », raconter toute l’histoire, sans privilégier une parole aux dépens d’une autre, sans léser la mémoire des uns ni chercher à fondre ces récits en une version commune.
Du documentaire autobiographique à la fiction domestique, Polley dénoue les légendes familiales sans jamais tomber dans le pathos ni dans l’impudeur. Son film n’a pas vocation à faire de fracassantes révélations, ni même à crever l’abcès d’un secret trop lourd à porter. Chez les Polley, on ne lave pas son linge sale en famille, on en fait de bonnes histoires. On perçoit bien le fil ténu qui tient tout l’édifice et menace toujours de se rompre si l’un des protagonistes venait à se laisser déborder par ses émotions. Le film n’est parfois pas très loin de basculer dans les larmes amères, du vieil amant imaginant la vie conjugale et la paternité qui lui aura été refusée aux enfants d’un premier mariage abandonnés par une femme (Diane Polley, la mère de la cinéaste) à qui on ne pardonnait pas son divorce. Pourtant Sarah Polley sait déjouer ces secousses en ramenant ses propres états d’âme à de drolatiques effets burlesques, comme lorsqu’elle apprend qu’un journaliste sans scrupule s’apprête à révéler le secret de ses origines. La voilà qui quitte soudainement le plateau de Mr Nobody pour aller pleurer son chagrin sur un banc public encore parée de sa peau de bête et de ses prothèses maxillaires devant des passants pour le moins circonspects.
Le talent de Polley tient dans cette distance à l’intime qu’elle maintient constamment en livrant son dispositif au regard et au jugement du spectateur – jusqu’à garder au montage la gêne de ses frères et sœurs face à la caméra lors de leurs entretiens – et en multipliant les fausses pistes documentaires : elle n’hésite pas à tourner de faux films amateurs en 8 mm avec de vrais comédiens dans le rôle de ses parents à l’âge de leur rencontre en sorte qu’il n’est plus possible de discerner l’archive véritable de la reconstitution fantasmatique. N’eût été la petite bouille de Polley enfant – inoubliable Sally Salt dans Le Baron de Münchausen –, on serait tenté d’imaginer que toutes les images en 8 mm sont fausses. Il faut dire que l’histoire familiale de la cinéaste, en dessinant en creux le portrait cassavetien de sa mère disparue trop tôt, femme au foyer exubérante et comédienne rêvant à une autre vie sur le plateau, invite à de telles confusions. Empruntant au Ciné-journal de Mekas aussi bien qu’aux portraits de femmes de Cassavetes, Stories We Tell éclaire tout à la fois notre rapport aux légendes familiales qui nous constituent et la capacité du cinéma à s’en saisir pour inventer des récits où la fiction le dispute au documentaire. L’enjeu d’un tel geste documentaire pour Sarah Polley ne saurait dès lors se confondre avec la quête d’une quelconque vérité, il s’offre bien au contraire comme une invitation faite à chacun à écrire sa propre histoire et à la partager avec d’autres.