En 1995, lorsque Martin Scorsese réalise Casino, son intention n’est pas de faire un doublon de son film Les Affranchis, sorti cinq ans plus tôt. Il s’agit surtout pour lui de faire un dernier film « explosif », libre et violent avant de quitter Universal pour rejoindre Disney, où il réalisera tout d’abord Kundun et Gangs of New York. Si Casino rappelle néanmoins Les Affranchis par son système de voix off et ses personnages de gangster – de même qu’il annonce Le Loup de Wall Street – Casino est un film saisissant par sa dimension plus « opératique », son entrelacement magistral de l’ombre et de la lumière, qui n’est pas sans rappeler la trilogie du Parrain de F.F. Coppola.
Les chatoiements hypnotiques de Las Vegas
Alors que la musique de « La Passion selon saint Matthieu » de Bach s’élève durant le générique, l’ombre de « Ace », alias Sam Rothstein (Robert De Niro), tombe indéfiniment dans un vide enflammé, parmi les néons scintillants et multicolores des casinos de Las Vegas. L’ouverture animée par Elaine et Saul Bass est le programme du film tout entier : cette chute infernale du personnage est hypnotique, immergée dans le clignotement chatoyant des lumières de Vegas. Les personnages principaux de Casino, Sam, gérant du casino The Tangiers, sa femme Ginger (Sharon Stone) et son ami gangster Nicky (Joe Pesci) pensent en effet vivre « au Paradis » – alors que le cinéaste vient d’ouvrir son film avec des flammes infernales. C’est ce vertige incroyable du monde illusoire de Vegas, du pouvoir et du luxe, où le jour et la nuit se confondent, où le droit et la loi sont suspendus (tous sont corrompus par de vieux mafieux contrôlant le casino), que la mise en scène de Scorsese cherche à faire vivre.
Les trois premiers quarts d’heure du film, qui présentent les rouages complexes du casino et la circulation de pots-de-vin jusqu’au repère des caïds dans une épicerie reculée, construisent un labyrinthe vertigineux de lieux, de lumières et de mouvements. L’effet d’immersion déjà présent dans le fameux plan-séquence du restaurant des Affranchis est ici considérablement renforcé : comme l’affirme le cinéaste dans ses entretiens avec Michael Henry Wilson, le chef-opérateur Bob Richardson va encore plus loin dans Casino que Michael Ballhaus, chef-opérateur régulier de Scorsese, dans l’emploi systématique de mouvements de caméra et d’éclairages magistraux. Un foisonnement de plans-séquences aux mouvements fluides entrelace alors sans heurt, dans un même mouvement continu, le monde scintillant du casino avec l’obscure arrière-salle où se cachent les criminels qui en profitent. Le regard du public plonge dans une ivresse euphorisante, un doux envoûtement au cœur des mirages du luxe et du gain facile, tout en découvrant l’écart évident entre la surface lumineuse de Vegas et sa nature profonde, plongée dans l’ombre.
L’addiction à la splendeur
Sam Rothstein, dont l’histoire est très inspirée de la vie du directeur de casino Lefty Rosenthal, est lui-même un personnage complètement fasciné par la splendeur clinquante de Vegas, comme un insecte irrésistiblement attiré par la lumière. Chargé d’observer, d’épier indéfiniment le moindre dysfonctionnement pour y mettre un terme, il fait régner une forme d’ordre dans le chaos lumineux des salles de jeu ; il en est, au fond, le metteur en scène. Sam est un personnage addict au spectacle, qui refuse de quitter le monde de paillettes, jusqu’à monter son propre show télévisé au casino alors que tout le monde le souhaite « à l’ombre ».
En tombant amoureux de Ginger, Sam s’éprend du double spectaculaire de la ville de Vegas : ayant une propension certaine au scandale en public, Ginger est un être de lumière fascinant, hypnotisant pour tous, paré de couleurs psychédéliques – la garde-robe de Sharon Stone imite bien sûr le style de l’époque du film, les seventies. La première apparition de Ginger a lieu sur une vidéo de surveillance – déjà, Sam ne peut plus la quitter des yeux, elle « crève littéralement l’écran ». Le cinéaste consacre plusieurs séquences à ce pouvoir d’attraction de Sharon Stone. Tout est alors mis en œuvre pour faire de Ginger le seul et unique point de mire de Sam et du spectateur : profondeur de champ réduite où elle seule apparaît nette, démarche langoureuse filmée au ralenti, ou encore l’utilisation d’une poursuite de lumière tombant continûment sur elle, alors qu’elle porte une robe lamée or resplendissante, afin de produire un « effet vignette » comme dans les films de Frank Borzage.
Clairs-obscurs tragiques
Casino est l’histoire d’un effondrement tragique, suscitant l’horreur et la pitié. L’horreur a pour origine la fulgurante violence de Nicky, dont l’acharnement brutal et meurtrier surgit dans le champ sans prévenir. Les scènes sanglantes s’accélèrent et innervent de plus en plus le film au fur et à mesure de l’influence grandissante du gangster. Nicky est le sombre envers de la face rutilante de Vegas : un personnage ordurier, à la violence crue et aux sorties souvent burlesques – alors que Nicky fait exploser l’œil d’un visage coincé dans un étau, celui-ci s’exclame : « Tu m’obliges à te faire gicler un œil pour protéger cette merde ! » Scorsese reprend bien la figure du gangster qui, conformément aux codes du genre, incarne ici l’ubris (la démesure) de la tragédie grecque – démesure du langage, des actes, de l’ambition – aboutissant ici au dérèglement du monde (l’organisation entière du casino part en vrille) et à une fin funeste, particulièrement spectaculaire.
La pitié, elle, vient de la fragilité émouvante de Ginger – l’icône rayonnante s’effondre vite pour laisser place à une figure tourmentée, sombrant dans l’alcool et les larmes, plongée dans les tragiques clairs-obscurs d’une chambre ou d’un cabinet d’avocat. La dernière partie de Casino épouse ainsi fidèlement l’histoire vraie de Lefty Rosenthal et les déchirements de son couple, en proposant une réécriture tragique et survoltée, pleine de bruit et de fureur, du Mépris de Jean-Luc Godard, où, cette fois-ci, les non-dits sont abandonnés pour laisser libre cours à l’explosion violente du ressentiment. Scorsese en reprend d’ailleurs le thème musical, « Camille » de Georges Delerue. L’effondrement du couple est le symbole, à l’échelle humaine, de la disparition d’un temps : le glamour laisse place au sordide – Ginger attache sa propre fille à un lit, hurle sans retenue devant chez elle, complètement ivre, pour récupérer « son fric » – alors que l’immeuble du Tangiers s’effondre en un grand nuage de poussière, et que des hôtels méprisant le client (selon la voix off de Sam), aux allures de parc d’attractions, surplombent le regard du spectateur. Derrière son épilogue tragique, Casino pointe du doigt la métamorphose d’un système qui n’est pas sans rappeler le monde hollywoodien : le remplacement d’une industrie qui recherchait avant tout le rêve et l’éblouissement par la triste tyrannie du profit.