Deuxième film du réalisateur mexicain, repéré à ses débuts par Carlos Reygadas (Batalla en el Cielo, Lumière silencieuse), qui le co-produit, Los Bastardos est une tragédie quasi mythologique, une parabole sur la transformation de l’homme en bête par la perversion des armes et de l’argent. Prenant pour cadre un Los Angeles sombre et froid, le film déploie une violence maîtrisée, dirigée par le réalisateur. Paradoxe brillant pour une œuvre qui met en scène, précisément, une violence toute gratuite, perpétrée par la promesse de l’argent.
Violent, choquant, physiquement éprouvant… Los Bastardos est tout cela à la fois. Mais aussi dérangeant, interrogeant, cru… et finalement très intelligent. En deux longs métrages (Sangre, 2006), Amat Escalante a déjà tissé un langage cinématographique qui lui est propre : rude, rêche, sans fioritures. Fleurs bleues et âmes sensibles s’abstenir. Le jeune cinéaste entend se frotter à la réalité la plus dure et faire réagir son spectateur, quant bien même — et surtout si — celui-ci devait éprouver une vraie nausée.
Solitudes, désamours, exils (d’un pays, de soi-même), failles dans les parcours de vie… sont les leitmotivs d’une œuvre naissante qui ne transige pas avec la réalité. Parti d’un cadre plus intimiste avec Sangre, le protégé de Carlos Reygadas s’aventure ici sur les chemins de traverse empruntés par des immigrés mexicains à Los Angeles. Chaque jour, à la sortie d’un centre commercial, les gars patientent, en attente d’un petit boulot au noir proposé par un Américain peu scrupuleux. Fausto et Jesus (noms prédestinés, en tout cas pas innocents), ont eux trouvé un autre moyen de survie. Les deux clandestins en ont soupé des petits boulots mal payés : aujourd’hui, leur outil de travail est un fusil à canon scié. Autour de cet objet de mort vont se jouer tout l’enjeu du film et les destins des personnages, en même temps que disparaissent un passé lointain et une vie innocente. Fausto, le plus jeune, devient le symbole des illusions perdues, des sacrifices : en témoigne la dernière scène du film, âpre, glauque, sans appel.
Amat Escalante a travaillé sur le script de son deuxième long-métrage depuis de longues années, touché personnellement, en tant que fils d’un immigré clandestin, par le thème qu’il aborde. Pour autant, il ne traite pas son histoire par le biais de l’actualité, n’empruntant nullement les voies du documentaire ou du reportage. C’est bien par le prisme de ses deux personnages principaux et du retournement que ceux-ci représentent que le réalisateur construit son discours sur la situation critique de l’immigration mexicaine aux États-Unis : de victimes exploitées par les douaniers, employeurs, citoyens racistes, Fausto et Jesus passent eux-mêmes au statut de « bête immonde ». Pour autant, ils restent constamment humains : les deux longues scènes, admirables, encadrant le film, leur prêtent un espace où fatalité et tristesse se lient sur leurs corps et leurs visages.
Les deux hommes sont filmés comme constamment enfermés : par leur outil de travail, leur arme, par le lieu clos de l’appartement où ils cernent leur victime, une jeune femme américaine, en crise de communication avec son fils adolescent, poursuivie par un mari dont elle est séparée. La majeure partie du film se déroule dans le huis-clos de cet appartement, de nuit. Seul passage à l’extérieur, dans l’espace confiné de cette nuit tendue par un suspense angoissant, une piscine où les deux hommes attirent la jeune femme. Escalante joue à flux tendu, naviguant entre élément aquatique apaisant, porteur d’un moment de répit, et murs emprisonnants du salon de la jeune femme. Jusqu’au dénouement final, le réalisateur joue aussi avec les nerfs du spectateur autant qu’il joue sur les imperceptibles variations des sentiments qui se nouent dans le trio. Le montage, fruit du travail avec Ayhan Ergürsel (monteur de Nuri Bilge Ceylan), sec et précis, fait ressortir des émotions taillées au cordeau.
Jesus et Fausto sont enfermés, enfin, dans un Los Angeles sombre, froid, déshumanisé, filmé comme une succession de lieux fonctionnels auxquels plus personne ne prête attention, devenue ici ville du diable, du péché vénal. Les scènes de jour, sous un soleil éclatant, une lumière intense qui révèle la misère, viennent accentuer l’impossibilité de fuite pour les deux héros, le carcan auquel ils sont condamnés.
Présent à la sélection officielle de Cannes (Un certain regard), Los Bastardos est interprété en majorité par des comédiens non professionnels − pour les deux protagonistes principaux −, deux ouvriers mexicains issus du même quartier de Mexico. Le regard de ces derniers, tour à tour fixe, apeuré, vide, mobile, imprègne la rétine du spectateur bien après la fin du film. Deux hommes errants transformés en criminels. Des humains devenus bêtes traquées, machine à tuer pour de l’argent.