Pressé par le présentateur à dire quelques mots lors d’une avant-première de 21 nuits avec Pattie, Jean-Marie Larrieu déclarait, faute de mieux : « Inutile de compter les nuits, il n’y en a pas vingt-et-une. Il n’y en a pas mille et une non plus… Au risque d’éventer un aspect essentiel de l’histoire, il n’y en a que trois.» Pourtant, après la séance, on comprend que cette pirouette n’en était pas vraiment une, mais plutôt un indice bonus, en plus des autres, imperceptiblement tramés dans le nouveau jeu de piste des cinéastes. Car, si le récit ne gravite pas vraiment autour du personnage, les feuilletons salaces de l’intarissable Pattie n’en demeurent pas moins cruciaux à l’issue de cette histoire de retrouvailles gigognes entre une défunte et sa fille, que cachent celles de cette dernière avec sa propre libido. Si bien que les délices de la chair, ici plus proche que jamais du cœur de l’intrigue chez les Larrieu, ne feront l’objet d’aucune scène : dans 21 nuits avec Pattie, s’il jaillit littéralement de partout, le sexe est d’abord une affaire de bonnes histoires – c’est l’apanage des conteurs. D’où l’allusion des plus éclairantes à Shéhérazade, qui pour garder la vie (et sa virginité) sauve, doit tenir le vizir en haleine. Avec Pattie les rôles sont inversés, car c’est à la moins vierge du village qu’échoit la mission de garder une pucelle à résidence. Mais si l’ensemble évoque par moments une déclinaison made in France-profonde des Mille et Une Nuits, c’est surtout qu’au fond, les auteurs les plus fringants de la comédie pour adultes sont passés maîtres dans l’art de faire grimper le mercure en faisant mine de ne pas y toucher.
Eros & Thanatos sont sur un bateau…
Soit l’histoire de Caroline (Isabelle Carré), Parisienne cireuse venue régler vite fait bien fait les détails de l’enterrement de sa mère dans l’Aude. Mais alors qu’elle apprend de la bouche de quelques riverains emmenés par Pattie (Karine Viard, étincelante en rombière juteuse), que sa mère était une libertine avertie, le corps de la défunte disparaît sans laisser de traces. On sait, au moins depuis Les Derniers Jours du monde (où la même Karine Viard se fendait d’un « c’est fou ce qu’on baise quand ça va mal »), que la mort et le désir font très bon ménage chez les Larrieu : des cadavres des Derniers Jours…, dont toutes les amantes du protagoniste, à Barbara, première victime de L’amour est un crime parfait, morte des suites d’une nuit d’amour. Sauf qu’ici, l’arrivée d’Isabelle Carré, pure figure victorienne parachutée dans une province lubrique, offre l’occasion d’une remise à zéro ; autrement dit d’une relation inédite entre la mort et le sexe. D’où cette biche, percutée par Caroline à l’entame du récit, qui finira en daube après un dépeçage par les hommes du patelin : miroir tendu à Caroline qui arrive sonnée puis mitonne dans les anecdotes érotiques de Pattie, avant de succomber in fine, attendrie comme un bifteck bien martelé, aux assauts de sa libido retrouvée.
S’il relance sans cesse le récit, constitue son premier carburant et propulse l’intrigue, c’est peu dire que, quand il vient à manquer, le désir pose problème. Or ici, le sexe suinte non seulement des habitants, de ce paysan érotomane jetant des bûches dans sa camionnette comme s’il semait des pénis (Denis Lavant, idoine) au romancier nécrophile (Dussollier, sémillant) en passant par l’inénarrable Pattie ; non seulement des habitants, donc, mais de la terre, où poussent des champignons en forme de phallus, et de la défunte, qui fugue, danse langoureusement et plonge nue dans sa piscine. Débarquée comme une vierge dans ce petit monde concupiscent, où l’on narre sa dernière baise à voix haute comme on pisse au beau milieu d’un jardin public, tout l’enjeu du film consiste ainsi à réjouir l’endeuillée : la rendre à sa prime fraîcheur, elle qui, pourtant désirable au yeux des mâles du village, ne parvient ni à pleurer ni à jouir. Et si Caroline ne s’abandonne qu’au dernier soir sous une pluie d’été, c’est que sa peau sèche et diaphane, comme une fleur fanée trop tôt pour la saison, ne demandait qu’à être mouillée.
La maison du bonheur
Après leur réussite sur le terrain pourtant miné du thriller frigorifié, il faut saluer la décontraction avec laquelle les frères Larrieu font cette fois-ci peau neuve en cours de route. Propulsé sur les rails d’un truculent whodunit, le récit dérive paisiblement en direction d’une histoire de dépucelage pour adulte, abandonnant son faux-semblant d’intrigue policière à l’évidence du plaisir retrouvé de son héroïne. C’est pourquoi le film ne s’achève pas sur l’identité du ravisseur du cadavre, mais sur la jouissance de Caroline, à quoi succède logiquement le dernier plongeon de sa mère sous l’œil complice de Pattie. Toute la beauté du film réside alors dans cet épilogue malicieux, où l’on comprend que la disparition n’était pas le fait d’un voleur, mais d’une défunte qui, soucieuse de transmettre à sa fille son bien le plus précieux, lui offre en fuguant un délai pour retrouver la source cachée de son désir. À ce titre, rien d’étonnant à ce que la villa léguée par la libertine ait été baptisée « La source cachée », et qu’après trois jours passés à y déterrer sa libido, Caroline décide finalement de ne pas la revendre.
C’est par cette drôlerie à double fond, où chaque scène semble se satisfaire d’elle-même – à la manière d’un petit sketch autonome – tout en s’incorporant à une énigme sous-jacente, que le film rejoint non seulement les cimes de la filmographie des Larrieu, mais aussi ce qui se fait de mieux sur le terrain polymorphe de la comédie territoriale. Autant à leur aise dans la romance eschatologique qu’au petit jeu casse-gueule du polar clinique, 21 nuits avec Pattie fait peut-être gagner les cinéastes sur tous les tableaux ; accomplissant ce fantasme de fiction totale, où le thriller flirte avec le fantastique et le conte érotique sous le patronage de la comédie à têtes d’affiches. Bref, 21 nuits avec Pattie rappelle surtout qu’il serait peut-être temps d’installer les frères Larrieu à la bonne table : celle du cinéma d’auteur français confirmé, de Guiraudie à Dumont. À moins qu’il ne faille les laisser seuls, à l’écart des autres, inclassables. Après tout, c’est sûrement mieux comme ça.