Initiative de producteurs, Tokyo ! réussit à passer le cap du pur exercice de consommation courante. Composite, la série propose trois visions différentes mais pourtant cohérentes de la mégalopole technoïde, loin du ronronnement habituel de ce type d’entreprise. La douceur désenchantée de Gondry contraste avec la fureur nihiliste propre à Carax, tandis que le Sud-Coréen Bong peint avec finesse une allégorie du retranchement et de l’isolement. Entre multitude et solitude, collectivité et individualisme, ces films peignent le dualisme schizophrène qui ronge les sociétés urbaines, de façon étonnamment synchrone.
La tradition des séries filmiques traitant de la cité urbaine ne date pas d’hier. Walter Ruttman créait déjà en 1927 son Berlin, symphonie d’une grande ville, ode majestueuse et moderne à la capitale allemande, précédant de trois ans le brûlot poétique de Jean Vigo, À propos de Nice. L’idée d’avancer l’urbanité comme trame principale n’est donc pas nouvelle. Récemment, cette volonté a accouché d’un principe un peu bâtard : rassembler sous le même étendard plusieurs cinéastes travaillant chacun de leur côté à la vision qu’ils ont de la ville choisie. New York Stories en 1981 a réuni Martin Scorsese, Francis Ford Coppola et Woody Allen, pour un résultat plutôt tiède tandis que Paris, je t’aime (2006) conviait un curieux attelage composé de Gus Van Sant, Joel et Ethan Coen, Alfonso Cuaron ou encore Olivier Assayas. Tokyo ! joue lui aussi sur la réputation flatteuse, ou subversive, de ses participants. Michel Gondry est devenu en quelques années une star très branchée, Joon-ho Bong est encore tout auréolé du succès critique et public de son film de monstre The Host. Et en guise d’invité inattendu, Leos Carax profite de l’occasion pour renouer avec son art, près de dix ans après Pola X : une curiosité qui justifie à elle seule l’existence d’un tel projet.
Premier volet du triptyque, Interior Design de Gondry. À l’instar de Soyez sympas, rembobinez, le moyen-métrage se construit sous forme d’hommage au cinéma, et tout particulièrement au genre du fantastique métaphysique, tendance Ed Wood. Un jeune homme tente de percer dans le milieu et monte de sa province nippone pour projeter son film en avant-première dans une salle de Tokyo. Fauché, exagérément démonstratif, le spectacle évoque un film de fin d’étude raté. Relent de nostalgie juvénile et clin d’œil complice, ce film dans le film pourrait presque être le tronçon le plus réussi des inégaux films suédés de Soyez sympas, rembobinez.
Le réalisateur en herbe a embarqué dans ses valises sa petite amie, le couple emménageant temporairement dans le minuscule appartement d’une ancienne amie du lycée dont on ne se souvient, comme il est d’usage, qu’en cas de nécessité. La jeune fille ne s’adapte pas aussi bien que son concubin à la vie citadine, portant doute et spleen dans sa besace Hello Kitty. C’est cette mélancolie qui est le point de départ de la fantaisie loufoque concoctée par Gondry, ce dernier s’amusant à triturer la réalité, la contraindre à ses illusions magiques dans un mélange baroque entre Méliès et Gilliam. La fille se chosifie, se transforme inexorablement en objet au sens le plus commun du terme. La métaphore est assez simpliste mais le rendu saisissant. Encore une fois avec Gondry, un vrai film de geeks, plutôt inoffensif mais distrayant.
Arrêt suivant en gare de banlieue avec Carax et sa « Créature des égouts » qui terrorise les jeunes nymphettes des rues et les hommes d’affaires pressés en les aspergeant de grenades. Synopsis sommaire mais jouissance sadique : Carax expulse à la figure du spectateur tous les interdits communément réprouvés comme voler les cannes d’un unijambiste ou lécher l’oreille d’une lycéenne en mini-jupe. Merde est un conglomérat de pulsions primaires qui explosent, qui n’ont pas peur d’elles-mêmes. En quelque sorte, une catharsis violente au cœur même de la cité policée et réglementée. Le parallèle est fort entre l’anarchie destructrice, presque joyeuse, et les codes rigides de la vie urbaine, cloisonnée entre prohibitions et autocensures. La jubilation qu’éprouve Carax à dynamiter les conventions est contagieuse, on en vient presque à ne pas ressentir de gêne coupable quand la Créature justifie ces méfaits par l’aspect dégoûtant, selon Elle, des yeux japonais, ces derniers lui rappelant la forme des sexes féminins.
Joon-ho Bong esquisse un regard moins offensif et outré, mais pas moins saillant avec Shaking Tokyo. Un jeune homme est hikikomori depuis une dizaine d’années : il a décidé de se retirer de la vie sociale, emmuré dans sa maison sans autre contact extérieur que celui, intermittent, d’une livreuse de pizzas. Même propos sur la solitude et le désir de singularité parmi la multitude : se métamorphoser en objet chez Gondry, tuer les passants en diffusant la terreur chez Carax, se réfugier dans le mutisme aliénant chez Bong. Même but également : se différencier du commun des mortels, englué dans les méandres de l’existence sociale. Il est signifiant que les trois auteurs se soient consacrés au même thème, celui du refus de la communauté, synonyme d’uniformisation et de déshumanisation. Le film de Bong est sans doute celui qui installe le plus finement son atmosphère en prenant le temps de poser son histoire et son ambiance dans des teintes de gris feutrés et cliniques, tandis que Gondry ronronne un peu en retrait des trois autres, et que Carax nous administre sa rage avec éclat.
Il ressort de la jonction de ses trois films une surprenante unité de propos qui rend justice au projet, plus cohérent et organique qu’il n’y paraît. Loin d’être un panégyrique lénifiant à la gloire de la mégalopole, les trois films se concentrent plus sur la mélancolie, diffuse ou abrupte, découlant de la mise à distance des émotions et des affects au profit de la technicité moderne. La question est alors de déterminer si le l’intention finale est de tirer un instantané dépressif et cynique de la situation contemporaine, ou d’exhorter à réinventer les tissus d’une société en crise. Qu’importe le côté vers lequel la balance s’oriente, l’expérience est une franche réussite à saluer.