Il y a deux films dans Madre de Rodrigo Sorogoyen. Le premier dure à peine quinze minutes et montre une mère recevant l’appel de son fils, Ivan, âgé de 6 ans, en vacances avec son père. De fil en aiguille, on comprend que le gamin se trouve seul sur une plage dans le sud-ouest de la France. Son père, qui s’est absenté pour quelques minutes, ne réapparaît pas, le téléphone qu’il a laissé n’a plus beaucoup de batterie, l’enfant ignore sa localisation exacte et seul un mystérieux inconnu semble partager avec lui le décor désert. Le spectateur ne se doutera peut-être pas que cette séquence d’ouverture fut d’abord un court-métrage réalisé en 2017 (également baptisé Madre) que Sorogoyen a décidé a posteriori de prolonger avec la présente fiction, reprenant le cours de l’action près de dix ans après les événements. Le court s’achevait sur un suspense (imminence du danger ou paranoïa d’une mère paniquée ?) que la poursuite du récit tranche d’emblée : le petit Ivan semble avoir définitivement disparu, si l’on en croit l’état dans lequel on retrouve sa mère, Elana, qui arpente une plage de la région où son fils s’est précisément volatilisé. Hagarde et perdue, son attention est toutefois troublée par l’apparition d’un jeune adolescent, Jean, qui ressemble à ce fils perdu s’il était aujourd’hui encore vivant.
Les frontières entre les deux segments ne sont pas que temporelles et spatiales (l’Espagne d’un côté, le sud-ouest de la France de l’autre) : filmé en plan-séquence, le court reposait sur un grand écart entre un trop-plein (l’absence de coupes, une dynamique qui s’emballe jusqu’à l’horreur) et un trop peu (le cœur de l’action reste hors-champ). À l’intensité d’une scène tout entière contractée autour d’une action unique et jouant pleinement la carte de la sidération (quitte à saler la note avec ses notes musicales finales et ses travellings avant solennels), Sorogoyen substitue un drame psychologique quant à lui dilaté, où priment les non-dits et les ambiguïtés (le trouble que suscite Jean se mêle au désir que le garçon éprouve rapidement pour Elana, âgée de 39 ans). C’est peut-être sur le plan du montage que la différence saute le plus aux yeux : là où la première scène jouait de l’absence de coupe pour ménager une tension, le film recycle par la suite son plan inaugural (la plage sur laquelle s’inscrit le titre), réduit à un plan de coupe répété ad nauseam et à la symbolique pour le moins appuyée – le ressac des vagues soulignant le trouble de cette femme que les locaux surnomment « la folle de la plage ». Plus largement, la mise en scène adopte un changement de paradigme peu convaincant : ce n’est plus l’action (le coup de téléphone) qui détermine la psychologie de l’héroïne (sa détresse de mère impuissante), mais la psychologie (le portrait ambigu d’une femme brisée et un peu borderline) qui dicte désormais l’action. En résulte un ensemble de scènes flottantes éclairant tour à tour la psyché chaotique d’Elana, mais aussi de situations que le cinéaste filme avec indolence, à l’image de cette première ballade entre la femme et le garçon aux allures de petit clip diffusé dans un office de tourisme. Il faut dire que ce décalage géographique s’accompagne par ailleurs d’un déracinement linguistique qui achève de saborder l’édifice de Sorogoyen, visiblement peu à l’aise avec la langue de Molière (mots qui sonnent faux, un « parler jeune » artificiel, des acteurs français moins bien dirigés). Bref, le cinéaste aurait mieux fait de s’en tenir à son court-métrage, dont ce prolongement a tout d’une fausse bonne idée.