La ressortie, au début de l’été, du magnifique Memories of Murder de Bong Joon-ho a permis de remesurer la dette esthétique de nombreux cinéastes contemporains envers son auteur. En signant Que Dios Nos Perdone, Rodrigo Sorogoyen assume d’emblée la filiation : deux flics que tout oppose se retrouvent embarqués dans la traque d’un serial-killer dont les meurtres gérontophiles à forte teneur psychanalytique rivalisent d’obscénité. Le tout dans un Madrid en ébullition où gravitent de nombreux éléments symboliques, constitutifs de la société espagnole contemporaine (de la folie populaire qui entoure la visite du Pape Benoît XVI dans la capitale à la contestation politique émergente, incarnée par le Mouvement des Indignés). Difficile également de ne pas penser au récent La Isla Mínima d’Alberto Rodríguez (sorti en 2015) – déjà une réplique andalouse du polar coréen – ou au cinéma américain : Sorogoyen emprunte le cadre urbain et la quête obsessionnelle mais vaine de Zodiac de David Fincher. Si Que Dios Nos Perdone appelle à tant de références immédiatement reconnaissables, c’est qu’il respecte scrupuleusement le genre qu’il investit : pas d’ironie surplombante sur le récit ou les personnages, pas non plus de recours à une imagerie grand-guignol sanguinolente et stylisée, le jeune réalisateur espagnol vise un classicisme efficace et haletant.
Le film accuse tout de même quelques scories. Dans sa mise en scène d’abord : Sorogoyen n’est pas avare d’effets de manche, s’abandonnant parfois à quelques plans-séquences ou grands angles dont la virtuosité le dispute au tapageur. Plus grave, Que Dios Nos Perdone peine à agencer correctement tous les éléments annexes à son intrigue principale et a tendance à s’éparpiller, là où les meilleurs films du genre parviennent au contraire à rassembler une à une les pièces de leur puzzle et se terminer en apothéose. Déjà évoqué, le contexte politique et sociétal dans lequel macère le film est en sous-régime : ni la venue du Pape, ni les Indignados ne s’extraient du décor urbain. Le cinéaste se contente de mettre en scène Madrid non pas comme un élément structurant mais comme un terrain de jeu où les données (rues bondées, tension sécuritaire, moiteur étouffante de l’été, rues labyrinthiques…) n’affectent le récit qu’à la marge, passant à côté de leur dimension politique. De même, la vie civile des deux policiers, Velarde et Alfaro (Antonio de la Torre et Roberto Álamo, tous deux excellents), souvent trop développée, ne s’amalgame pas de manière très fluide avec le reste, faisant osciller le rythme et sapant de facto la montée en puissance.
Hombre et lumière
Ces séquences intimes conservent malgré tout une importance dans l’économie globale du film qui, quand il se resserre sur sa chasse à l’homme, retrouve de l’élan et du fond : l’intégralité du long-métrage est travaillée par la question du masculin en tant que genre en mutation dans l’Espagne contemporaine. L’allusion religieuse du titre et les nombreux renvois dans l’image (le pape, l’importance de l’église et de la messe dans le déroulement même de l’enquête) font état d’une crispation identitaire et d’une remise en cause du modèle traditionnel d’une société fondée sur la culture catholique. Sorogoyen procède alors à une sorte de typologie de « l’homme espagnol », appuyant des caractérisations opposées, quitte à parfois prendre le risque de la caricature. Ainsi, les trois personnages principaux (les deux policiers et le tueur) partagent une frustration sexuelle qui les poussent à interroger leur virilité. Pour le premier, en l’exacerbant : Alfaro, policier bodybuildé affiche son arrogance, son hétérosexualité et sa vulgarité en étendard mais est impuissant quand sa femme le quitte et le laisse seul face à ses devoirs de père. Pour le second, en la niant : Velarde, policier cérébral, fébrile et bègue vis reclus dans son appartement, à l’abri du regard féminin qui le tétanise mais s’ouvre progressivement et maladroitement aux charmes d’une voisine. Pour le dernier, en la refoulant : le tueur (Javier Pereira), jeune homme émacié et androgyne, nourrit un délire œdipien incontrôlable qui le pousse à violer et tuer des dames âgées pour compenser la disparition prochaine de sa mère. Ce qui est réussi ici est moins la mise en place de ce système de trois vases communicants que la façon dont la progression de l’enquête agit comme un catalyseur et met en branle toutes les postures établies au début du film. En cela, la très bonne facture classique du film joue son rôle à plein, assurant la cohérence de la démonstration. Quand il reste arrimé à ce canevas narratif sans trop s’appesantir sur les à-côtés, Sorogoyen peut alors développer un élégant tableau sordide : une lumière jaunâtre qui porte en elle la poisse et les odeurs nauséabondes, des vieux appartements madrilènes à la fois capiteux et renfermés, des corps séniles brutalisés montrés avec une distance qui prévient toute complaisance.