Brassant comme chaque année plusieurs compétitions, avant-premières, rétrospectives, séances spéciales et multiples rencontres, le Cinemed appartient à ces festivals qui ont le don de fédérer des films d’horizons différents avec une cohérence assez remarquable. Au sein de la compétition, plusieurs bonnes découvertes semblaient notamment s’articuler autour d’une tentative commune d’explorer les singularités de personnages aux parcours de vie atypiques : la romance d’un réfugié syrien à Beyrouth dans Dirty, Difficult, Dangerous de Wissam Charaf, la passion pour le brésil d’un jeune marocain dans Abdelinho de Hicham Ayouch, la difficulté pour une jeune maman d’élever son bébé tout en s’occupant de sa propre mère mourante dans Lullaby de Alauda Ruíz de Azúa… Rachid Hami, le réalisateur de Pour la France, l’un des deux films français en compétition, a d’ailleurs entamé la séance de discussion à la suite de la projection de son film en déclarant vouloir « parler de l’individu », formule quelque peu ampoulée mais qui, dans ce cas précis, dit quelque chose de la singularité de son film.
À l’extrême
Il reconstitue ici l’histoire de son frère, Jallal Hami (Aïssa, dans le film), jeune officier mort noyé lors d’un « bahutage » à l’école de Saint-Cyr en 2012, à travers quelques épisodes marquants de leur vie (commune, puis séparée), en entremêlant différentes strates spatio-temporelles par l’entremise de flashbacks qui hachent le déroulé de la semaine suivant sa mort. Ce récit-fleuve se structure autour de l’idée que les multiples événements violents de la vie d’Aïssa (une brutale arrestation par des extrémistes algériens dans les années 1990, un père qui les empêche de partir en France, une bagarre dans une boîte de nuit…) convergent tous vers la plus tragique des issues : Hami travaille de la sorte la percée d’une colère sourde dans les milieux protégés ici auscultés (en particulier le noyau familial, surtout représenté par la relation des deux frères avec leur mère). En s’ouvrant sur la scène de noyade, le film semble pourtant quelque part effectuer le chemin inverse, cernant les personnages et les situations pour mettre au jour leur complexité. Exemplairement, l’armée française est représentée comme une entité ambigüe et incapable de reconnaître sa pleine responsabilité dans l’affaire. Cette confrontation entre individus et institutions (« Si c’est la faute du système, c’est la faute de personne », entendra-t-on lors des discussions entre la famille et l’état-major) est figurée lors de la scène où la mère découvre le corps de son fils, exposé dans une pièce mortuaire. Un long plan fixe la filme éplorée, entourée de quelques proches, avant que son contrechamp dévoile la présence, derrière elle, de dizaines de militaires. Rachid Hami dépeint ainsi la difficulté du deuil face à la froideur d’une instance qui englobe et anonymise ses membres.
Abdelinho de Hicham Ayouch, satire de la société marocaine, a constitué l’autre surprise de la compétition. Dans un village reculé du Maroc, Abdellah se fait appeler Abdelinho, à cause de la fascination qu’exerce sur lui Maria, l’héroïne d’un feuilleton brésilien à laquelle il s’adresse directement en parlant à son poste de télévision. Un jour Maria l’entend, d’abord surprise, avant que se noue entre eux une discussion passionnée. À l’inverse des figures de Pour la France, la force d’Abdelinho tient dans ses personnages caricaturaux aux personnalités exacerbées (Abdelinho repeint tout ce qu’il possède en jaune et vert, les couleurs du drapeau brésilien). Dans ce village dont les nuances sont absentes, rien de plus normal qu’un « télévangéliste » y débarque et le proclame « nid du mal » — et l’ensemble des habitants de se radicaliser en interdisant à peu près tout. Si cette critique des dictateurs islamistes n’est pas toujours très fine, Ayouch met en exergue le pouvoir du discours médiatique en abolissant petit à petit la séparation entre la vie réelle des personnages et la télévision : Abdelinho communique avec son idole du petit écran (qui, lorsqu’elle lui répond, déborde du cadre du feuilleton, dans des plans s’adaptant au format panoramique du film), le prophète de pacotille d’une émission qu’idolâtrait la mère du héros devient le gourou d’un village entier, des effets visuels tout droit sortis de l’imagerie télévisuelle s’infiltrent peu à peu dans l’univers du film… Au-delà de questionner la profusion conjointe d’images et de discours uniformisants, Abdelinho est surtout une farce, il faut le dire, assez drôle.
« Sors de toi ! »
Dans le feuilleton que regarde Abdelinho, Maria est une députée luttant contre la corruption immobilière à Buenos Aires. Un thème qui trouve un écho frappant dans le premier film de la rétrospective consacrée à l’œuvre de Francesco Rosi, Main basse sur la ville, chef‑d’œuvre néoréaliste dépeignant la bataille du conseil municipal de Naples face aux spéculations d’un entrepreneur tout-puissant, au début des années 1960. Redécouvrir le film aujourd’hui ramène, deux ans en arrière, au vertige suscité par City Hall de Frederick Wiseman. Là où le cinéaste américain filme le tumulte des débats municipaux de Boston, Rosi mêle situations réelles et reconstituées, acteurs professionnels et non-professionnels, scrutant avec le même intérêt ces vastes discussions dont les enjeux véritables paraissent souvent bien vagues. Malgré les soixante ans qui les séparent, ces deux films produisent le même sentiment d’une intense proximité avec les individus qu’ils immortalisent.
Ce 44ème Cinemed a également accueilli une rétrospective des six films d’Abdellatif Kechiche (Mektoub My Love : Intermezzo, montré à Cannes en 2019, n’est toujours pas sorti en salles). Face au peu d’engouement dont Krimo, le personnage central de l’Esquive, fait preuve pour son rôle dans Le Jeu de l’amour et du hasard, sa professeure de français s’emporte : « Sors de toi ! ». S’il a endossé ce rôle qu’il comprend à peine, c’est pour plaire à sa camarade Lydia, la représentation de la pièce occasionnant ainsi un certain brouillage entre le cadre des répétitions et leur flirt véritable. Nouveau pont thématique avec Pour la France, dans lequel flotte aussi la question de l’intégration pour les deux frères d’origine algérienne : Kechiche interroge le fossé culturel et les limites d’un système éducatif laissant à la marge de nombreux élèves. Toute la difficulté de l’adolescence semble tenir dans cette injonction qui, dans ce cas précis, est aussi vectrice d’une humiliation : comment trouver sa place dans un microcosme où chaque acte, chaque parole, est pesée, commentée, discutée ? La porosité entre les histoires sentimentales des collégiens et la pièce qu’ils révisent en bas des immeubles, exposés à toutes les fenêtres du quartier, dit bien comment leurs rapports sont constitutifs d’une représentation permanente, où chacun joue un rôle bien défini. De sorte que tous ces films présentés au Cinemed, pourtant différents, semblaient au fond partager un constat commun : s’affirmer, sortir de soi, c’est cela au fond, exister singulièrement.
L’Esquive (Abdellatif Kechiche, 2003)