Deuxième film de Francesco Rosi, Profession Magliari suit la trajectoire d’un ouvrier immigré en Allemagne, Mario, et sa rencontre avec un groupe de magliari (revendeurs de tissus de mauvaise qualité), qui le conduit à devenir l’assistant d’un vendeur talentueux, le Romain Totonno. Co-écrit avec la scénariste Susi Cecchi D’Amico (qui collaborera un an plus tard au scénario d’un autre récit d’immigration avec Luchino Visconti : Rocco et ses frères), le film s’inscrit pleinement par ses thématiques dans le renouveau néoréaliste du début des années 1960. Cependant, et malgré ces prémisses, Profession Magliari laisse apparaître la singularité de l’œuvre de Rosi, à la fois pionnier d’un cinéma d’enquête sociale (Salvatore Giuliano et Main basse sur la ville sortiront quelques années plus tard) et expérimentateur audacieux mêlant dans ce film le drame, la comédie et le tableau de société.
Le néoréalisme dépaysé
Là où le néoréalisme donnait à voir les transformations de l’Italie, Profession Magliari change de perspective, et choisit de s’intéresser à la vaste communauté des migrants italiens, dont il montre les stratégies d’adaptation dans une société nouvelle et souvent hostile. Ce faisant, il défait des mythes, à commencer par celui de la solidarité entre compatriotes : alors qu’il entre dans un restaurant italien comme dans un refuge, Mario est discrètement prié de s’éloigner au vu de sa piteuse apparence, et Totonno, qui l’invite à dîner avec ses amis, est le premier à lui voler sa carte d’identité au moment où un policier s’approche du groupe.
Surtout, le film révèle l’hétérogénéité culturelle et économique des Italiens : Mario et Totonno, l’un toscan, l’autre romain, interagissent ainsi avec une large diaspora napolitaine dont ils sont loin de maîtriser les codes. C’est le cas lorsque Totonno, qui s’est émancipé du boss Don Raffaele afin d’exercer son activité à Hambourg, est sommé par ses associés d’avoir recours à la violence pour mettre fin aux intimidations d’un groupe de rivaux. Le film fait ainsi le constat d’un double échec : celui de Mario, qui refuse de renoncer à ses valeurs ouvrières (intégrité, solidarité de classe), tout en étant conscient qu’elles ne lui offrent aucune possibilité d’ascension sociale, et celui de Totonno, qui s’avère incapable de s’affranchir d’une protection criminelle pour devenir entrepreneur à plein titre.
Le métier au cinéma
Avant même d’être une fiction, Profession Magliari est donc le portrait, quasi anthropologique, de l’un des métiers d’immigré par excellence (et plus spécifiquement des immigrés napolitains), dont les uniques règles sont la débrouillardise, (« moi je ne le cherche pas du travail, je l’invente ! », dixit Totonno), le bagou et les liens avec la sphère de l’illégalité. C’est précisément cette dimension qui fait le génie cinématographique de la figure du magliaro, oscillant entre bonimenteur talentueux et escroc. On comprend mieux le pari, au demeurant audacieux, de confier le rôle de Totonno à Alberto Sordi, acteur emblématique des comédies italiennes de l’époque. Le talent de Sordi rend plus flagrante encore l’ambiguïté morale de son personnage, aussi drôle quand il fait mine de s’être cassé le dos en glissant sur un parquet afin de vendre des tapis à la propriétaire, qu’inquiétant lorsqu’il demande à Mario de faire chanter l’épouse de leur nouveau patron, avec qui ce dernier a une relation sentimentale.
S’il enquête sur une facette inconnue de la vie des Italiens, Profession Magliari se refuse ainsi à la sobriété du naturalisme. Au contraire, tout, dans le film, insiste sur la part spectaculaire de cette vie à l’étranger. Spectacle pittoresque des conversations entre napolitains, ou des pantomimes de Totonno. Mais aussi spectacle d’une société allemande dont l’apparente grisaille cache la dimension bigarrée, entre quartiers à lumière rouge, boîtes de nuit où l’on danse le twist, tavernes remplies de prostituées et délinquants polonais habillés en blousons de cuir. La mise en scène se fait le relais de cette fascination, en jouant sur la découpe des plans afin de placer l’emphase sur le regard que les personnages portent sur la réalité qui les entoure (on songe à la scène où Mario, vu de dos, aperçoit de l’autre côté d’un boulevard l’enseigne d’un restaurant italien, ou celle où il regarde ébahi une danseuse s’avancer quasi nue sur un cube de strip-tease). Mais de toutes les promesses entrevues par le protagoniste au cours de cette longue traversée de la société allemande, une seule deviendra réalité, à savoir un écriteau indiquant la distance entre Hambourg et Rome : 1200 kilomètres que Mario devra parcourir à rebours, après l’échec de son aventure.