Il ne faut pas croire que seuls les États-Unis produisent des films sur la mafia. Nous vous invitons à découvrir Lucky Luciano de Francesco Rosi. Le film demeure le complément politique sans égal à l’épopée, cent fois racontée, des gangsters italo-américains.
Lucky Luciano est de retour sur nos écrans. La sortie DVD de ce grand film arrive à point nommé pour rappeler au petit monde de la cinéphilie combien Francesco Rosi est un cinéaste important. Si manquent à l’appel – espérons qu’ils seront disponibles bientôt – L’Affaire Mattei (1972) et Cadavres exquis (1976) pour compléter la trilogie politico-mafieuse de l’Italie des Seventies, Lucky Luciano est à coup sûr le plus maîtrisé des trois.
Pourtant condamné en 1936 à passer cinquante années de sa vie en prison, Lucky Luciano est libéré neuf ans plus tard, pour « services spéciaux rendus aux armées américaines ». On ne saura jamais vraiment lesquels. Il est extradé dans la foulée, vers l’Italie où il rejoindra Naples, sa ville natale. Ce n’est pas une erreur judiciaire que l’on répare, loin de là. À la tête, depuis 1931, de la Mafia new-yorkaise après avoir pris soin d’éliminer physiquement une quarantaine de ses potentats, l’homme n’a rien d’un innocent injustement accusé. D’ailleurs, à peine a‑t-il touché le territoire italien qu’il met sur pied le plus grand trafic de drogue qu’on ait jamais connu. Pourchassé par le Narcotic Office, on comprend alors qu’il compte parmi les industriels et le monde politique de puissants soutiens pour le moins efficaces et ce, des deux cotés de l’Atlantique.
Attentif à bannir toute approche sentimentale d’un personnage aussi ténébreux, le cinéaste va s’employer à démêler tout ce qui se trame dans son sillage, méticuleusement presque froidement. Sa mise en scène, toujours inattendue, mélange reconstitution historique, drame social, chronique politique, documentaire, thriller, banc-titre et parfois même comédie. On oscille entre deux continents, constamment entraînés d’une ville vers l’autre. Les personnages parlent successivement l’anglais ou l’italien. De nouveaux protagonistes interviennent et disparaissent subitement dans la narration sans en handicaper la lisibilité. La chronologie n’est pas toujours respectée. Cette mise en scène kaléidoscopique, qui va devenir la marque de fabrique de Rosi, n’est pas à proprement parlé originale. Après tout, Orson Welles avec Citizen Kane, ou l’écrivain Pirandello, avaient largement exploré la voie. Mais le génie de Rosi est de laisser le spectateur dans l’incertitude. On ne sait jamais s’il y a mensonge ou pas. En alternant les genres, il dessine les contours de la vie d’un homme sans juger. On peut voir le personnage organiser machiavéliquement l’élimination de ses ennemis mais aussi ressentir avec lui, une bouffée de nostalgie quand, ironiquement lors de son extradition, il repasse devant la statue de la Liberté, qui l’avait accueilli, petit immigrant italien venant tenter sa chance en Amérique, quarante ans auparavant.
Comme tous les cinéastes ayant atteint leur maturité à la fin des années 1960, Francesco Rosi a été confronté à l’omniprésence de la télévision. Si nombre de ses collègues américains ont tenté de s’affranchir des contraintes du cinéma en l’entraînant sur le territoire télévisuel, Rosi va faire exactement l’inverse. Il va enrichir sa mise en scène des nouvelles possibilités techniques que lui offrait l’époque. Par exemple, il est un des rares à utiliser le zoom de façon probante. De même, que les nouvelles émulsions Kodak qui permettent à son opérateur Pasquale De Santis de tourner quelques séquences à la tombée de la nuit ou dans des conditions d’éclairage minimes – on pense à la magnifique visite des ruines de Pompei –, chose jusque-là impossible. Tout le film est soutenu par la partition musicale de Piero Piccioni. Il utilise en alternance des standards du jazz type big band et de la musique contemporaine, très saccadée et arythmique, un mélange déroutant et singulier collant parfaitement aux intentions de la mise en scène.
De par leur sujet et leur date de sortie rapprochée, on a souvent comparé Lucky Luciano au Parrain. Une vision des deux films montre combien les préoccupations des cinéastes divergent. Beaucoup plus impliqué dans la vie politique, Rosi donne de la mafia une vision totalement différente de celle de Coppola. Il faut voir l’incroyable conférence de presse que donne Lucky Luciano à son retour à Naples. Il explique sa vision politique du monde et quelques phrases bourdonnent encore à nos oreilles longtemps après la fin du film. « Un pays sans argent n’a pas à faire de politique » ou « Notre place [la mafia] est toujours aux côtés du pouvoir ». C’est le credo de cet homme contradictoire qui quitte le lit de sa maîtresse pour aller à la messe ou qui trahit un de ses plus vieux amis tout en prêchant les liens sacrés de la famille et de l’honneur. Le cinéaste européen est bien plus soucieux de l’implication du monde politique dans certaines malversations interlopes. Les Italiens se demandaient si leurs édiles étaient corrompus et si la gangrène avait gagné toute la société. Rosi, avec d’autres, a mené ce combat contre la Démocratie Chrétienne, alors au pouvoir. Il fut rude et finira dans le sang du terrorisme gauchiste des années 1980.
Mais il faut rendre, aussi, hommage au talent de Gian Maria Volontè. Interprète favori de Rosi, ils ont fait quatre films ensemble. Le comédien se glisse avec pudeur dans la peau d’un homme dont il est compliqué de cerner les états d’âme. Souvent en retrait, Luciano observe et semble subir avant de riposter plus durement qu’on se l’était imaginé. Volontè, d’un seul regard, donne toute sa dimension à ce personnage inquiétant que la prudence a protégé d’une mort prématurée. Il forme avec Rod Steiger un duo formidable. L’acteur américain avait déjà croisé Rosi pour Main basse sur la ville (1963). Il est Gene Giannini, le complice pas très futé de Luciano qui, lâché par ce dernier, finira par être assassiné à New York. Il en assume magnifiquement la bêtise velléitaire sans jamais tirer la couverture à lui. Lucky Luciano est un film réellement novateur qu’il faut redécouvrir sans attendre. Il reste un témoignage précieux sur son époque mais avant tout, le film parfaitement maîtrisé d’un cinéaste à la plénitude de son talent.