Mainline faisant suite à The Hunter et quelques autres précédents, il sera de plus en plus difficile de penser que la société iranienne n’est pas rongée jusqu’aux os par un mal profond. Pas sans quelques faiblesses, le film de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab dispose d’une singularité et d’une force indéniables.
Comme quelques autres, voilà un film qui n’aurait peut-être pas trouvé les moyens d’être distribué en France si l’Iran n’avait pas été secoué par les troubles que l’on sait. Ces films ouvrent des fenêtres et documentent une société complexe, travaillée par de dangereux champs de tensions et un immense vague à l’âme. Si Les Chats persans de Bahman Ghobadi souffrait d’irrémédiables lacunes cinématographiques, la qualité s’avère souvent au rendez-vous. Cette démonstration que la cinématographie iranienne indépendante dispose d’une vitalité impressionne d’autant plus qu’elle œuvre en terre tout à fait hostile, on le sait plus que bien depuis que des réalisateurs croupissent en prison pour la seule raison de vouloir exercer leur métier. Mainline fut produit en 2006, c’est-à-dire en amont de l’actualité qui a cristallé l’attention hors d’Iran. Cette découverte à rebours lui donne une valeur particulière à l’aune des événements des dernières années. Quel destin aurait-il connu s’il avait été tourné après juin 2009 ? En aurait-il tout simplement eu un ? Si ce film appartient à une veine attentive aux questions sociales, l’opposition opérée entre bourgeoisie (des quartiers nord de la capitale) et milieux populaires (des quartiers sud) se trouve complexifiée par le tableau de cette impitoyable violence sociale qui traverse le métrage, tout en dessinant le portrait d’une famille aisée dysfonctionnelle, porteuse de névroses singulières et subissant une irrespirable chape de plomb collective.
Si l’on a vu The Hunter, il devient difficile de ne pas coupler Mainline avec lui. Éventrée par des voies rapides, hérissée d’une architecture se perdant à l’infini, Téhéran est saisie comme l’écrin de la maladie du corps social. Une mégapole monstrueuse et organique avalant les siens, comme lorsque Sara s’enfonce dans les entrailles du bazar pour aller chercher ses doses d’héroïne. Car la grande affaire de Mainline, c’est que cette jeune fille de bonne famille se drogue durement. Son mariage approche et sa mère fait son possible pour qu’elle décroche. Sinon le bel étudiant exilé au Canada — auquel elle n’accède que par écran interposé — prendra à n’en point douter la poudre d’escampette. Autre écho avec le film de Rafi Pitts : l’échappée forestière vers les provinces de la mer Caspienne. Il ne s’agit pas d’une chose très originale puisque ces virées vers le bon air et les paysages verdoyants représentent une sorte de sport national iranien, comme en témoigne par exemple À propos d’Elly d’Asghar Farahdi. Sauf que, même à distance, Téhéran continue de tenir sa proie en joue. Dans Mainline, le départ de la ville se trouve sans cesse retardé, ajourné, comme si une force centripète œuvrait invisiblement, telle la balle du jokari soumise à sa base autoritaire, où elle retourne fatalement. Cet arrachement constitue l’un des arcs narratifs du film de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab, source d’une tension considérable.
Pour être raccord avec cette ambiance délétère, l’image est délavée et unifiée dans des tons ternes : gris, bleu et beige. Ceci a pour effet d’engluer les protagonistes dans leur environnement, en faisant des sortes de captifs des paysages urbains, des intérieurs ou encore de leurs propres vêtements. Il est toutefois dommage que ce travail de désaturation manque − justement − de nuance, ce qui a tendance à le rendre grossier, même s’il reste opérationnel et accompagne plastiquement l’état des personnages. Dommage, car, pour le reste, la réalisation percute par son intensité âpre. Pour ces documentaristes dans l’âme, ce sont les corps qui font le déplacement et non celui de la caméra qui établit leurs mouvements. Ceci confère une vibration et une densité à l’ensemble de ce film resserré d’une heure et 18 minutes. On ressent aussi tout le bénéfice de l’engagement physique des interprètes de ce duo mère-fille et du travail documentaire réalisé en amont dans les quartiers interlopes de Téhéran, particulièrement parmi les lieux et les personnes liés au trafic et à la consommation de drogue. Cette verve permet à ce récit douloureux de se déployer avec des accents de vérité confondants. On y retrouve toutes les failles intimes et collectives en œuvre en Iran, parmi lesquelles le poids des conventions sociales, l’hypocrisie, la culpabilité, la conflictualité entre être et paraître. Sara porte un virulent dégoût d’elle-même, ce qui en fait un corps possédé par une indicible souffrance sociale.