Du documentaire au conte
Le film débute sur l’image d’une rue tournée par une caméra amateur. La voix off qui accompagne cette vision d’une anonyme rue iranienne semble livrer un indice univoque : c’est bien d’un documentaire dont il est question. Mais soudain, un changement de plan nous montre celui qui filme, sa caméra en main, et le registre bascule de l’entretien documentaire à la conversation entre deux personnages : un réalisateur aimant filmer les rues de sa ville, et un taxi, bavard comme la tradition l’exige, qui lui raconte son histoire.
C’est en prenant à rebours les attentes du spectateur que Tales de Rakhshan Bani-Etemad expose, non sans humour, son choix d’en passer par le prisme de la fiction pour dépeindre la crise multiforme (humaine, sociale, intime) traversée par la société iranienne d’aujourd’hui. La référence au conte revêt deux sens : elle touche au goût pour la forme narrative tout d’abord, les personnages multipliant les récits au sujet de leur propre existence ou de celle d’autrui ; elle indique ensuite une structure fragmentaire et enchâssée : des tranches de vie quotidienne s’entrecroisent devant nous, scandées par la récurrence de quelques personnages centraux. Ce sont donc une suite de contes modernes qui tissent ce fil à plusieurs voix, reprenant autant de drames de la société iranienne : la drogue et notamment le phénomène de la toxicomanie chez les femmes, la violence conjugale, les problèmes bureaucratiques, les luttes syndicales réprimées par le régime.
Esthétique et éthique du quotidien
Un tel parti pris n’éblouit pas par son originalité : Tales a quelque chose de la série télévisuelle, ou du mélodrame, dans les « types » de la société iranienne qu’il met en scène, dans la théâtralité du jeu d’acteur, dans sa prédilection pour les huis clos. Cependant le film parvient, et c’est là son principal mérite, à provoquer chez son spectateur une participation à cette candeur de fond, à cette naïveté qui n’estompe pas la dureté du propos : il s’agit moins ici du regard naïf d’un auteur que d’une certaine humilité du regard, en prise avec la réalité dépeinte.
Cette attention se retrouve dans la rythmique du film, où s’alternent longs travellings et plans frontaux, qui nous donne le plus souvent à voir les personnages dans une structure close : la cage d’escalier du centre de désintoxication, la cour d’un immeuble, l’intérieur d’un taxi. Les premiers transmettent ce sentiment d’incessante translation, d’une histoire, d’un espace à l’autre, et cette dynamique profonde qui anime des personnages confrontés à un monde pétrifié ; les seconds s’arrêtent sur la foule de visages composant cette mosaïque humaine, depuis la mine solennelle d’un vieux retraité jusqu’au regard combatif d’une ancienne toxicomane, et sur le décor humble, triste et opaque au sein duquel ils évoluent, dominé par le motif du mur.
C’est précisément cette dimension quotidienne, au sein de laquelle s’ancre le film, qui confère son impact au questionnement politique de fond qui le traverse. La dernière scène, où un chauffeur discute avec une ancienne toxicomane travaillant désormais dans le centre est révélatrice : derrière la joute verbale sur la manière de mener son existence se cache – ce que le spectateur devine rapidement – le prélude à une confession amoureuse. Mais c’est précisément cet enjeu secondaire qui nous montre la manière dont les questions qui animent ces personnages se tissent au sein même de leur existence : c’est parce qu’ils sont touchés, impliqués personnellement, mais aussi capables d’une distance critique sur leur situation que ces derniers nous touchent.
Point d’engagement abstrait, donc, dans ces histoires d’un Iran d’aujourd’hui : mais simplement un geste, celui de montrer, qui rend avant tout hommage à tous ces autres gestes qui animent le simple agir quotidien de ces figures anonymes. Montrer, donc, avec modestie et la certitude dans le même temps qu’un tel geste ne saurait être vain : car, pour reprendre les mots qu’adresse le personnage réalisateur à sa femme, un film ne saurait rester longtemps dans un tiroir.