À 37 ans, l’Iranien Asghar Farhadi a beaucoup parcouru les festivals et son quatrième long-métrage n’est que le second à être exploité en France. Rien à voir avec la dénomination inepte de « films de festivals » mais il reste peu vu. Cela pourrait bien changer avec À propos d’Elly, dont l’efficacité dramatique est à la hauteur de ses pistes de lecture. Déjà La Fête du feu (2007), où le réalisateur suivait vingt-quatre heures d’une crise conjugale, dessinait en plus de l’intrigue des angles de vue sur la société iranienne. La même cohabitation se poursuit ici : pas d’engagement direct mais un récit sur lequel s’appuyer pour pointer les fonctionnements d’une société, dans une belle harmonie.
À la sortie d’un tunnel, un groupe de trentenaires hurle sa joie de partir en vacances à la campagne. Il y a de la verdure, un camping près d’une rivière où beaucoup d’autres touristes se baignent. Nous sommes de nos jours, dans le nord de l’Iran. Ce n’est bien sûr pas la première vision attendue en septembre 2009, après les élections troubles du 12 juin, les répressions et les violences, et plus largement l’image du pays, avec son président Ahmadinedjad passé au filtre des médias occidentaux. Et d’une certaine manière tant mieux. Si le droit d’expression est bafoué, qu’il est évidemment malsain et triste que des voix soient étouffées ; il est absolument nécessaire, à plusieurs niveaux, que cohabitent des cinémas dévoués à la dénonciation des exactions et des films qui révèlent d’autres facettes du vaste monde, artistiques et socioculturelles.
Le groupe a quitté Téhéran pour trois jours, week-end près de la mer Caspienne. Les vacanciers louent une maison inhabitée depuis longtemps, sur une plage accidentée face à la mer grise. Il sont trois couples (dont on ne découvre certains qu’après une observation attentive, toute proximité physique étant rare), trois enfants, un homme, et une femme seule : Elly. Première courte partie festive, un peu brouillonne, où le spectateur cherche à mettre noms et visages dans le bon ordre.
Asghar Farhadi est un habile tisseur d’histoires, laissant couler le fil narratif puis le bloquant soudainement, le faisant revenir en arrière, conservant à la fois des nœuds invisibles et de larges options d’interprétation. On pourra ainsi se laisser happer par le film lorsqu’il devient un huis clos efficace, et l’élargir à une analyse d’un pan de la société iranienne par les portraits plus ou moins nets de chaque personnage, aboutissants eux-mêmes à l’esquisse d’un portrait du pays. Farhadi a la prudence de ne jamais vraiment y prétendre. Tout comme les personnages ne cessent de se mentir pour bien faire, le réalisateur dévoile aussi peu que bien, de manière à ce que chacun puisse librement lire entre les lignes. Il impulse ainsi une double action : premièrement mettre les clichés à distance et deuxièmement faire apparaître discrètement des fonctionnements révélateurs. C’est le cas de la place de la femme. La première image de Sepideh, et dans une moindre mesure celle des autres personnages féminins, est loin de la soumission qu’on imagine trop souvent. Elle est active, même directive, c’est elle qui organise tout et bien souvent solutionne les problèmes. Son autorité n’est pas mise en cause, son action ne rencontre généralement pas d’opposition masculine. Mais Farhadi pousse à voir que ce fonctionnement des couples n’est possible que dans une structure qui impose des places très définies. La femme a un rôle bien plus large qu’on pourrait le croire, mais les limites en sont d’autant plus fixes. Elly, justement, l’amie institutrice qu’a invitée Sepideh, a décidée d’instaurer un changement important en tentant de quitter son fiancé. De même au début, alors que Farhadi n’a encore pas révélé cela, il est vite clair que la présence d’Elly entre dans le cadre d’une rencontre avec Ahmad, jeune divorcé récemment revenu d’Allemagne. Chacun le sait, en rit largement et se taquine à ce propos, mais sans jamais déroger aux strictes règles de ce type de rencontres.
Grâce à ce début où prévaut l’insouciance, le drame survient avec puissance, dans une très forte scène qui joue presque entièrement sur l’imagination. L’étonnante sensation de liberté tombe violemment et pousse chacun à mentir pour sauver les apparences. À propos d’Elly est habile, tant par son scénario que par sa mise en scène, à rebondir sur son récit pour provoquer une réflexion sur le contexte : l’Iran et une part de ses habitants. Le drame arrive subitement, avec un mélange de mystère et de très légère prévisibilité qui augmente l’angoisse puisqu’on n’ose et ne veut pas croire ce qu’on soupçonne être en train de se tramer. Chaque nouvelle révélation ne dévoile qu’une part des faits, redynamisant le récit, et les nombreux rebondissements parviennent à ne pas lasser.
Lorsque l’angoisse générale s’installe, c’est avec force que les acteurs accusent le changement de direction. Particulièrement Golshifteh Farahani (Sepideh), dont la vivacité devient une hystérie qu’elle intériorise peu à peu. On croirait un poison qui semble à chaque minute la ronger davantage, l’écraser à chaque nouveau mensonge. Plus largement toute l’ambiance participe d’une chape de plomb qui s’abat sur ce week-end. Des hommes rieurs qui deviennent agressifs à la lumière gris-bleu, comme si la couleur de la mer agitée et des murs sales déteignait dans chaque particule d’air. Si l’on pourra trouver des baisses de régime et quelques longueurs, le film est sans concession quant au ménagement du spectateur. La quasi absence d’humour ne plombe pas, elle rend grave. Mais c’est surtout le refus du pathétique qui fait d’À propos d’Elly une pudique mais violente mise au jour des émotions.
Encore au-delà des connotations déjà évoquées, un autre parallèle invisible au récit participe d’un ton puissant qui enveloppe À propos d’Elly : la question de la responsabilité. Quand d’autres en étudieraient les conséquences, la résistance humaine à la mauvaise conscience, le réalisateur préfère s’attacher à sa fuite, comment chacun déplace sa responsabilité vers un autre, et comment l’autre fait de même. En deux heures, l’imbrication du drame a traversé presque tout le groupe, jusqu’à se concentrer sur qui ne pourra pas s’en défaire, au choix l’absent, l’incompris, le mort. C’est la force de la vie que de se justifier par tous les moyens, c’est aussi précisément ce qui laisse un goût âcre mais juste à la fin du film.