Les premières séquences de Makala interpellent d’emblée : la rusticité du décor – un petit village africain, presque désert, quelques maisons bricolées, une sensation de chaleur étouffante causée par une savane desséchée et l’abondance de poussière – tranche avec la splendeur des images, filmées au Steadicam et traversées par les halos du soleil qui rendent la lumière presque irréelle. Tout se joue dès les premiers instants : la douceur du mouvement de la caméra qui suit le héros Kwabita répond à l’aridité du lieu, la sophistication visuelle renvoie au prosaïsme de l’action filmée, l’élan mythologique qui s’empare du film contrebalance la brutalité du réel qui est représenté. Makala repose entièrement sur une harmonie des contraires que la virtuosité d’Emmanuel Gras parvient à faire vibrer jusqu’à son point d’incandescence. Ouverture saisissante d’une œuvre qui ne cesse de faire croître la puissance qu’elle porte en elle.
Le dernier des hommes
Jamais, cependant, le film ne se départ de sa simplicité. Dans le sillage d’un cinéma documentaire ethnographique, Makala est d’abord un film d’observation qui attache la plus grande importance au moindre geste de son personnage, que celui-ci appartienne au domaine du travail ou au contraire au domaine des rites et de la superstition (les deux tendant à se confondre progressivement). On pourrait le résumer à quelques mots : le quotidien d’un charbonnier pauvre en République Démocratique du Congo, de la fabrication du charbon dans la nature à la vente à la sauvette en ville. Mais c’est donc moins le sujet ténu que la façon dont le montage supporte le récit et retient sa finalité le plus longtemps possible qui importe ici. La décomposition de chaque étape de la préparation du charbon en séquences de durée et d’intensité équivalentes (le choix et la coupe de l’arbre qui servira de matière première, la confection et l’allumage du four en terre pour brûler les morceaux de bois, le tissage des fagots de charbon et l’entassement méthodique sur le vélo qui permettra le transport) et l’assemblage chronologique par blocs structurent le film au présent, donnant l’impression que l’action se crée en même temps que celui-ci est projeté. Le mystère qui entoure la première demi-heure de Makala – jusqu’à la révélation que l’objectif final de cette succession de gestes est la production de ballots de charbon – n’est en rien artificiel. Au contraire, en nourrissant l’attention que l’on porte sur Kwabita, il amorce une double détente : la mise en scène d’Emmanuel Gras humanise son héros jusqu’à intensifier chaque instant de sa vie modeste et sublimer sa technique rudimentaire. Et de cet anoblissement du concret, émane une figure de sainteté.
Deux plans prennent en charge ce passage du monde des hommes vers quelque chose qui les dépasse. Alors que tout le début du film est marqué par la suavité et la proximité du mouvement du Steadicam, la valeur du plan où l’arbre s’effondre sous les coups de hache de Kwabita est plus large, la lumière plus brute, la caméra tressaille comme si c’était le monde entier qui se mettait à trembler. Un simple changement d’échelle inattendu provoque cette sensation démesurée. Ce tellurisme renvoie aussi aux plans sur le four à charbon, semblable à une terre ardente. Plus tard, alors que le périple du héros vers la grande ville a commencé et que la caméra témoigne de la souffrance endurée à pousser, seul, le vélo surchargé de charbon le long des routes ensablées, un simple mouvement vers la droite révèle l’existence de quatre autres hommes, identiques en tout point. Renforcé par les violoncelles du musicien Gaspar Claus, ce plan si bref et si soudain tétanise, comme si à lui seul il figurait un impératif catégorique dont le film s’est investi.
Exorcisme
Cœur du film, cette épopée solitaire sur le bord de la route, de jour comme de nuit, offre des images impressionnantes : celles d’un homme démuni face à l’hostilité du monde dont les manifestations prennent aussi bien la forme de véhicules motorisés plus gros les uns que les autres, roulant à tombeaux ouverts à côté des charbonniers (le son du vrombissement a semble-t-il été augmenté pour souligner encore mieux ces orages mécaniques) ou celle de racketteurs, postés le long du chemin et avides de faire payer le passage au prix fort. Dans ces longues séquences naît un étrange sentiment de malaise et qui interroge directement le regard que l’on porte sur ce Sisyphe moderne : jusqu’à quel point la douleur peut-elle être supportée, quand elle est vécue et quand elle est vue ? La grande force de Makala est de ne jamais céder à la moindre tentation voyeuriste ou suppliciée. Au contraire, chaque pause dans le maigre récit est l’occasion de montrer la grande dignité du personnage principal : en quelques plans dans le foyer domestique au début ou dans l’appartement familial à la ville, la caméra ne pénètre jamais dans les pièces les plus intimes mais Emmanuel Gras saisit des bribes de rêves de Kwabita, le plan d’une future grande maison, les petites chaussures pour sa fille malade…
Par ces allers-retours entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, Makala embrasse presque d’un trait de plume, la filiation d’un esclave moderne du capitalisme mondialisé, dernier maillon d’une chaîne prédatrice, aux héros de nos mythes les plus universels. Lors de l’éblouissante séquence finale – un exorcisme collectif dans une petite maison de prière où se mélangent de façon syncrétique les rythmes traditionnels et les chants religieux – la caméra s’attarde sur chaque visage, un par un, défigurés par la transe. La splendeur de cet épilogue tient aussi à sa construction : alors qu’on pense l’avoir perdu de vue dans cette foule, Kwabita réapparaît dans les derniers instants, au fond de la salle. D’abord timide, il se prend au mouvement et se met à danser jusqu’à l’épuisement. On le voit alors repartir, son vélo déchargé, l’âme apaisée. Le héros est redevenu un homme parmi les siens.