Présenté au festival Cinéma du Réel en 2014, le documentaire d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras 300 Hommes est l’un des rares de la sélection à bénéficier d’une sortie en salles. Alors que l’édition 2015 du festival bat son plein, et au lendemain d’une discussion organisée autour de la production du documentaire de création, rencontre avec les deux réalisateurs.
Quelle a été la genèse de 300 Hommes ?
Emmanuel Gras : Il y avait cette question de l’exclusion, des sans-abris et de leur hébergement plus particulièrement, que l’on partageait en amont. On avait déjà fait des recherches sur le sujet. De mon côté j’avais fait des maraudes, et nous avions tous les deux lu le livre de Patrick Declerck, Les Naufragés – avec les clochards de Paris, dans lequel il parle du centre de Nanterre. Il y abordait à la fois l’exclusion, la prise en charge, les effets pervers de cette prise en charge, et les conditions d’hébergement. Après notre rencontre avec Aline, nous n’avions pas forcément l’idée de faire un film sur un centre d’hébergement. C’est quand on a découvert l’accueil de nuit Saint Jean de Dieu (Forbin) que nous nous sommes dit que ce serait ici que ça se passerait. C’est un monde dans le monde. On y a vu des personnes de dix-huit ans, d’autres de quatre-vingt-trois ans, il y avait un mélange de population hallucinant dans cet endroit tellement vaste, où cohabitent trois cent personnes. C’est aussi un bâtiment très ancien. Il y avait cette question de l’humanité qui vit à l’intérieur et de ce bâtiment.
Aline Dalbis : On comptait faire le film à Marseille, où il y a deux centres d’hébergement. Forbin est le premier accueil de nuit qui a été créé en Europe. L’autre est un lieu géré par la ville, dans des conditions absolument scandaleuses, alors que celui-ci a une architecture assez ancienne qui renvoie à un aspect beaucoup plus intemporel de la prise en charge de la précarité. Quand on a rencontré les équipes, on s’est dit qu’il fallait y aller.
C’est vrai que le film ne s’ancre pas ouvertement dans une époque précise.
AD : On voulait renvoyer à quelque chose d’universel, d’intemporel. Il y a cette pauvreté qui est conjoncturelle bien sûr, mais il existe toujours une forme de pauvreté. Quand on lit Foucault, ou le travail d’historiens, on découvre des profils similaires. Or la prise en charge n’a pas tant évolué que ça. Elle s’est un peu modernisée, mais l’accueil d’urgence reste le premier filet de sécurité que la société a à proposer. C’est pourquoi on a voulu questionner cet endroit-là, d’autant plus qu’il fonctionne relativement bien. Ça nous a permis de nous confronter à ce qu’est un accueil massif d’hommes aux profils aussi hétérogènes.
Comment s’est passée la découverte du lieu ?
AD : On l’a découvert ensemble. En finissant mes études d’audiovisuel, et après la lecture du livre de Patrick Declerck, j’ai eu envie de faire un film dans un centre d’hébergement d’urgence. J’ai été en repérage dans une structure, un petit centre d’accueil pour toxicomanes, et ils m’ont proposé un poste. J’y ai travaillé pendant deux ans, et je me suis retrouvée directement en prise avec ces questions. Quand, plus tard, on a découvert Forbin, l’envie de faire ce film est revenue, très forte. Et Emmanuel l’a partagée.
Combien de temps a‑t-il fallu entre la découverte du lieu et le début du tournage ?
EG : On a fait de très longs repérages. Pendant deux ans on a rencontré beaucoup de gens, via de nombreuses associations à Marseille. Et quand on est arrivés à Forbin, on a filmé assez rapidement. Seulement trois semaines après avoir découvert le lieu. Finalement on a découvert le lieu en le filmant, même si on ne filmait pas en permanence. On discutait beaucoup avec tout le monde, la caméra avec nous, en se disant que si la possibilité s’ouvrait de filmer, nous le ferions. Repérages et tournages se sont confondus, le tout durant deux hivers : sept mois en tout à peu près. Bon, ce n’est pas conseillé de procéder comme ça, de mélanger repérages et tournage, mais c’est comme ça que ça s’est passé.
AD : Comme c’est un lieu qui accueille des personnes différentes chaque jour, on aurait pu passer un temps fou à redécouvrir et se présenter à nouveau. Le risque, c’était que les gens avec qui nous arrivions à tisser des liens ne soient plus là au moment du tournage. Et puis par ailleurs, il fallait qu’on soit vite identifiés, et le matériel permettait ça. On sentait qu’il fallait que les gens soient habitués à nous voir avec, que ce soit presque une prolongation de notre corps : moi avec le micro, et Emmanuel avec la caméra.
Comment en êtes-vous arrivés à tenir cette place de « témoin silencieux », à la fois discrets et intégrés ?
AD : Ça s’est fait au fur et à mesure. On a décidé de ne pas faire de portraits, de ne pas placer les gens seuls face à la caméra. Le film ne repose pas sur la relation entre eux et nous. Ce que l’on voulait, c’était filmer les relations entre eux. Il fallait donc que les personnes acceptent que nous soyons témoins. Après il a fallu un travail d’anticipation, pour déterminer les moments et les endroits où pouvaient se jouer des choses qui raconteraient cet univers.
EG : Soit nous préparions ça avec une des personnes, en lui proposant de se retrouver à tel endroit, dans sa chambre par exemple, soit nous nous fixions un lieu, comme l’accueil, et nous y restions en attendant qu’il s’y passe quelque chose. Je suis content que vous disiez qu’on ne se faisait pas oublier, car on était bel et bien présent, on était ouvertement là. Les gens étaient toujours conscients de notre présence, il n’y a pas de moment où nous filmions à la volée. Aline avait sa perche par exemple, bien apparente. Certains positionnements de caméra pouvaient parfois être un peu plus lointains quand même, pour certaines situations. Par exemple pour les séquences à la porte, on ne pouvait pas être proches. Si quelqu’un ouvrait la porte et se retrouvait face à une caméra, alors qu’il ne voulait pas être filmé, ça aurait pu provoquer une réaction très violente. L’acte même de filmer dans un tel endroit contient une part de violence, qui se rajoute pour eux à la violence qui naît simplement d’être là. Notre difficulté était donc de parvenir à filmer en atténuant la violence de notre présence, en rassurant. C’est pour ça que ça a mis longtemps aussi.
Vous n’étiez donc que deux pendant le tournage.
EG : Oui on était deux, avec une petite caméra de reportage très basique. Aline avait un enregistreur son à part. On s’est vraiment débrouillés comme on pouvait, et ce n’était pas évident du tout ! Ça a nécessité beaucoup de nettoyage en post-production. Il a fallu spatialiser tout le son après coup par exemple, en retournant sur place faire des ambiances. C’était très important pour nous que le son existe et nous parle de l’espace, avec des sons lointains et d’autres plus proches, qu’il y ait une démarche sonore de cinéma. Le ressenti du lieu en dépendait.
AD : Le travail sur le son en post-production a aussi permis de travailler une intériorité, une épaisseur. C’est léger, mais on a pu travailler sur autre chose que les lieux, plutôt sur la perception du lieu quand on est dedans.
Comment fonctionniez-vous pour cette chose très compliquée qu’est la co-réalisation ?
EG : Pour nous ça a été super facile ! Aucun souci, jamais, c’était de la télépathie ! (rires)
AD : Non, c’est vrai que la co-réalisation c’est difficile, mais aussi génial par moment. Ça peut même être un grand confort parfois. Ce qui est difficile, c’est de penser un film, et de partager ses pensées au moment où elles apparaissent. Les mots font un peu défaut parfois. Pendant le tournage par exemple, l’un était attiré par une direction, et l’autre par une autre, il fallait accepter de lâcher prise, accepter de faire confiance. En revanche, il ne faut jamais de concession. La co-réalisation est d’autant plus musclée, mais il le fallait. Ne jamais faire quelque chose pour faire plaisir à l’autre.
EG : C’est ça, ne pas faire de concession, mais en même temps accepter de lâcher prise, et donc ne pas être tout le temps sûr d’avoir raison. En fait il faut parfois accepter de ne pas décider, et voir si le choix de l’autre n’implique pas une concession. Si on ne lâche jamais prise, la confrontation est permanente. Beaucoup de choses se passent dans l’instant pendant le tournage. Si quelqu’un arrive alors que ce n’était pas prévu par exemple, apparaissait la nécessité de réagir ensemble. En amont, comme on a découvert le lieu ensemble, l’écriture, le choix du point de vue, le choix de rester proche de telle personne plutôt qu’une autre, ce sont des questions à propos desquelles nous avons beaucoup discuté, avant d’arriver à ce film. On a beaucoup écrit, mais en fait l’écrit n’a pas suffi à trouver une méthode. Rien ne peut empêcher le rééquilibrage permanent, pour chaque choix à faire. Plusieurs fois on a essayé de se dire qu’on allait fonctionner de telle manière ou d’une autre, mais en fait il n’y a pas de règle ! Et le film devient le résultat de la confrontation de ces deux pensées.
Vous traitez d’un sujet central des enjeux politiques actuels, sans pour autant le politiser ouvertement. Quelles ont été vos réflexions sur la place du politique dans votre film ?
AD : Il y avait en effet une démarche profondément politique. Il y avait cette nécessité de faire un film à cet endroit-là, parce que personne n’y vient. En revanche ce n’est pas un film militant. Le film ne devait pas non plus être la simple description d’un fonctionnement, cela devait être une perception plus sensible de cette micro-société. On a réfléchi à la manière d’y emmener le spectateur pour qu’il fasse l’expérience de cet endroit-là, ce qui nous a éloignés d’une démonstration politique.
EG : Ces questionnements sont très importants quand on fait un film comme celui-ci. Et en même temps, je dois dire que j’en ai beaucoup souffert, pendant une grande partie du tournage. J’étais comme prisonnier du fait de savoir ce qu’était le discours, le propos du film. Je ne voulais pas de discours simple, il fallait rester dans un questionnement. Il y a des films de discours qui peuvent être très bien, je n’ai rien contre les documentaires d’investigation par exemple, mais ce n’était pas notre démarche. C’est en fait la question de notre attitude face au monde. Nous, on n’a pas de réponse à donner. Comme dit Aline, le geste politique était d’aller dans un endroit et de questionner son utilité, de voir ce qu’il s’y passe, d’y interroger la notion de justice, si tout cela est suffisant. On voulait être dans un rapport sensible, et partager autant que possible l’expérience d’être là : que se passe-t-il quand on doit y revenir tous les jours, quand on vit l’exclusion ?
AD : Le fait de nous concentrer sur les rapports entre les gens plus que sur des portraits de certains d’entre eux, c’était aussi un choix politique en même temps que cinématographique. Tout simplement parce que cette approche est sûrement la moins courante sur ce sujet là. Comprendre les causes de souffrance des sans-abris en les regardant à un moment donné dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux, cela amène à un cinéma mais aussi à une certaine sorte de regard. Mais je dois dire que c’est troublant de voir aujourd’hui à quel point chacun voit ce qu’il veut dans le film… Je pense d’ailleurs à un film de Wiseman, qu’il avait fait sur l’armée américaine. Une partie du public y voyait un film pro-armé, et l’autre un film pacifiste. C’est un peu ce qu’on doit affronter maintenant.
C’est une des choses que peut se permettre le documentaire dit de création : laisser une liberté au spectateur face au film. Or devant à la difficulté croissante pour financer et faire exister ces œuvres, une tribune a été publiée dans Le Monde le 13 mars 2015, dans le but de réclamer des réformes sur leurs modalités de financement.
EG : Oui et hier il y a eu ces discussions, suite à cette tribune autour du risque de disparition du documentaire de création sur les chaînes de télévision. Il faut faire attention au terme « création » d’ailleurs, qui est galvaudé puisqu’il n’a pas de définition réelle. Disons que ce sont les films dans lesquels il y a le regard d’un auteur, ou des auteurs. Cette démarche est de plus en plus remplacée par une observation journalistique du monde. L’attitude plus sensible, dans laquelle la démarche n’est pas d’expliquer, mais plutôt d’observer le monde de manière subjective, disparaît d’un point de vue de diffusion. Ça n’intéresse plus la télévision. Elle continue à exister au cinéma, mais de manière très précaire. Une productrice expliquait hier que si on veut faire un documentaire à destination du cinéma, on peut espérer au maximum le faire avec deux cent mille euros, ce qui est déjà bien, car la majorité se fait avec beaucoup moins ! Les films se font ainsi dans une précarité totale. Ce n’est pas tenable à long terme, je ne pense pas qu’on va pouvoir continuer comme ça. Il y a tout un pan de regard sur le monde qui pourrait disparaître alors qu’il y a énormément de créateurs. Avec un événement comme le festival Cinéma du Réel, on peut voir le grand nombre de films qui sont présentés. Et de tout ce qu’on peut voir dans un événement comme celui-ci, il y aura peut-être deux, ou trois films qui pourront être vus ailleurs que dans un festival. C’est quand même catastrophique !
Vous semblez très pessimiste.
EG : Il y a vraiment une lutte à mener. La journée d’hier m’a touché, j’ai vu des documentaristes de tous âges qui disaient leur détresse, mais aussi leur volonté d’en découdre. Il y a des choix politiques qui doivent être faits, notamment sur la question du financement d’un certain type de films. Le service public pourrait financer à hauteur d’un plus grand pourcentage ces œuvres là. Il y a bien une taxe qui est reversée aux radios locales, eh bien il faut aider les petites chaînes locales aussi. Il faut arrêter de faire semblant de croire que ces films vont être financés par le marché ! Ils ne peuvent pas être vraiment rentables, mais il y a un public qui se déplace en festivals et en salles, quand les films vont jusque-là. Comme les financeurs privés ne sont pas attirés par ce genre de production, il faut changer les règles pour permettre un autre mode de financement de ces films. Donc, pessimiste oui, mais combatif.