Les paroles de la chanson qui ouvre Un peuple, « La maison près de la fontaine » de Nino Ferrer, racontent les souvenirs d’un foyer disparu, remplacé par des zones industrielles et des supermarchés. Cinquante ans après l’écriture du texte, la caméra d’Emmanuel Gras balaie les paysages d’un quartier périurbain aux abords de la ville de Chartres qui a, comme tant d’autres, vu émerger au cours de l’automne 2018 le mouvement des Gilets Jaunes. C’est ici que le cinéaste a commencé à filmer un petit groupe de manifestants, auquel il est resté attaché des premières occupations de ronds-points jusqu’au déclin du mouvement, quelques mois plus tard. Plus qu’une simple restitution chronologique des événements, il parvient auprès d’eux à figurer une dimension essentielle des luttes politiques : l’appropriation de l’espace public.
Faire lieu
Un seul rond-point sert de décor à une grande partie du film. S’approprier ce simple monticule apparaît déjà comme un combat, tant la logique d’aménagement dont il résulte est pensé pour exclure toute présence humaine. En l’habitant même provisoirement, le groupe transforme ainsi un pur non-lieu, soit un « espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique ». Dès lors qu’une communauté s’y réunit, le rond-point devient précisément un lieu par ses nouvelles dimensions « relationnelle » (en tant que point de rendez-vous), « historique » (car devenu symbole d’une lutte politique) et, plus encore, « identitaire » (puisqu’il s’agit d’y manifester l’appartenance à un groupe). Le cinéaste relève astucieusement l’enjeu que constitue cette appropriation par une mise en relation avec ce qui l’environne. La circulation automobile se poursuit inexorablement autour de cet improbable point de ralliement, tandis que les clients de la salle de sport à proximité courent sur des tapis roulants casques sur les oreilles. Filmé de cette manière, cette simple présence du groupe de Gilets Jaunes incarne une réponse subversive à la logique d’un aménagement entièrement dédié au flux d’individus isolés les uns des autres.
Emmanuel Gras appuie d’autant plus l’importance de la construction de ce collectif par son choix de raccompagner les personnages chez eux, et de les filmer cette fois-ci isolément. Le pavillon de banlieue y apparaît alors comme le lieu des regrets, de la colère et du sentiment d’impuissance, en opposition aux espoirs naissants dessinés sur le rond-point. Chacun y raconte son parcours marqué de difficultés, d’humiliations et de prises de conscience successives. Soucieux de donner corps aux personnes qu’il filme, le cinéaste s’attarde, certes peut-être plus que de raison, sur les larmes et les images trop nettement évocatrices, comme ce regard d’une femme interviewée se perdant au loin par la fenêtre en direction de la tempête qui vient. Reste que ces séquences demeurent pertinentes par la transformation qu’elles opèrent concernant le foyer, dont il s’agit désormais de s’extraire afin d’habiter différemment le monde.
Faire peuple
Peu à peu, la question de la nécessité d’une mise en mouvement apparaît. C’est justement à ce moment que le film convainc le plus. Tout commence avec une marche en file indienne au petit matin le long de la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute, en direction d’une gare de péage. Atteindre cet espace bruyant et hostile s’apparente à une nouvelle conquête : en ouvrant le passage, les Gilets Jaunes sabotent encore la fonction d’un non-lieu, cette fois associé à une taxation jugée illégitime, dans ce qui s’apparente à une prise de pouvoir approuvée par des automobilistes majoritairement bienveillants.
Si les oppositions à leur progression se font encore rares, c’est que les lieux investis jusque-là, de même que leur portée symbolique, restent périphériques. Mais la situation bascule alors que le groupe (et les Gilets Jaunes dans leur ensemble) décident de tourner leur regard vers le centre du pays pour aller défiler dans la capitale. Après avoir remonté les Champs-Elysées en direction de l’Arc de Triomphe, l’affrontement avec les forces de l’ordre se cristallise autour la Place de l’Etoile. Ironiquement, c’est sur cet autre rond-point que les CRS, dont la fonction implique entre autres de conserver la maîtrise de l’espace public, mettent alors en scène une autre dynamique : celui d’un coup d’arrêt au mouvement. Les manifestants, maintenus en périphérie du cercle, restent marginalisés autour d’un centre dominé par un monument à la verticalité écrasante, solidement gardé par les forces de l’ordre. Emmanuel Gras filme avec empathie les humiliations successives que constituent les échecs de la prise de contrôle de l’espace parisien comme du discours public. De l’acceptation résignée de suivre un parcours tracé par la préfecture de police au mépris glaçant exprimé par un cadre de LREM, il capte la violence des multiples contre-attaques. Il peut à ce titre sembler étonnant que le retournement du traitement médiatique ne soit que si peu abordé, si ce n’est indirectement via d’autres personnages qui apostrophent le groupe sur les violences dont il serait complice. Le choix de ne pas citer les polémiques à propos des récupérations populistes du mouvement peut aussi être remis en question, mais il faut reconnaître la cohérence d’Emmanuel Gras de rester fidèle à l’esprit initial d’un soulèvement qui s’apparente moins à l’expression d’une adhésion idéologique qu’à une volonté de se manifester collectivement. Il apparaît ainsi plus logique qu’il focalise la dernière partie de son film sur le doute qui s’immisce dans le groupe et brise peu à peu la cohésion de la communauté. Demeure même en dernière instance un certain optimisme, par ce plan d’une trace laissée au cœur de ce rond-point initialement occupé par le groupe, comme la preuve d’une victoire primordiale contre l’invisibilité politique.