Voilà un film que l’on adorerait aimer. Sous le patronage de trois merveilles poétiques qui ont marqué une génération (Rencontres du troisième type, E.T. et Starman), le déjà très coté Jeff Nichols revient avec un film d’échappée en voiture centré sur un enfant aux pouvoirs énigmatiques. Le gamin apparaît pour la première fois à l’écran caché sous un drap et assis entre deux lits, et de fait il se révèlera coincé entre deux mondes. C’est la belle idée théorique de Midnight Special : de faire de ce garçon un peu autiste et robotique un passeur entre le monde physique et sa doublure invisible, qui transparaît au fil de violentes ruptures de ton cassant la monotonie d’un road-movie placide. On retrouve là ce qui faisait la beauté de Take Shelter et dans une moindre mesure de Mud, une alliance entre un minimalisme de l’écriture, qui prône souvent le « less is more » comme ligne de conduite (par exemple, les ellipses qui jalonnent la traque de l’enfant par deux membres d’une secte), et le surgissement de visions lyriques. Ce trait-là du cinéma de Nichols ne parvient toutefois pas, à cause notamment d’une mise en place laborieuse, à rencontrer ici un mirifique d’ascendance amblinienne.
La première moitié de Midnight Special ressemble plutôt à la partie d’un joueur de poker particulièrement roublard, qui bluffe la plupart du temps, lance de fausses pistes, entretient un peu artificiellement le mystère pour, de temps en temps, mieux surprendre avec une fulgurance – un faisceau lumineux jaillissant des orbites de l’enfant, le crash d’un satellite et un flash blanchâtre illuminant une voiture. Le parti pris affiche toutefois vite deux grandes limites : 1) de jouer la carte de la rétention sans forcément que les deux vitesses du récit, l’échappée en voiture et les crises de l’enfant, porteuses de visions, s’impactent mutuellement, là où les cauchemars de Take Shelter déteignaient progressivement sur la chronique familiale 2) de garder trop longtemps en main son jeu et de tarder à vraiment entrer de plain-pied dans le vif du sujet. Car on se demande souvent au cours de cette première moitié ce que Nichols filme, trop occupé à ménager le flou pour mieux emporter la mise à intervalles réguliers. Jusqu’à ce que le film démarre enfin, dans le sillage d’une scène matinale et d’un beau champ-contrechamp où la caméra passe du visage du père (Michael Shannon) au soleil levant, pour ensuite recadrer ensemble l’homme et son fils. Nichols quitte alors l’obscurité de la nuit pour cheminer vers la lumière et accompagner l’enfant vers son véritable monde.
La règle de trois
Si l’on voit bien les coutures (deux moitiés, l’une nocturne, l’autre diurne), il faut reconnaître que la mise en scène de Nichols trouve alors un cap qui, sans surprise au regard de ses modèles, est inspiré par le cinéma de Steven Spielberg. Car si l’enfant peut autant évoquer l’Alien d’E.T. (le dénouement) que l’androïde d’A.I. (l’abandon inversé du père par son fils), c’est surtout dans son appropriation de la règle de trois spielbergienne que le film trouve matière à combinatoires et circulations des affects entre les membres de cette communauté bricolée. Chez Spielberg, les récits et les plans s’articulent autour d’un ordre à trois branches (trois enfants dans E.T., trois precogs dans Minority Report, trois chasseurs de requins dans Les Dents de la mer, etc.) qui vient se dérégler, ou se reconfigurer, au contact d’une altérité. Ce principe structurel, qui offre pour chaque film un ensemble de variations de mise en scène, occupe le cœur de la seconde moitié de Midnight Special, autant sur un versant intimiste (les interactions entre trois membres d’une même famille et de trois adultes protégeant un enfant) que sur le terrain de la science-fiction (trois images distinctes de l’enfant dans la séquence de la station de la NASA, trois téléphones qui annoncent en même temps le retour du fils). Mais chez Nichols, le procédé sert une trajectoire plus univoque : l’enfant est une sorte de messie qui occupe logiquement une place de choix au sein de la trinité familiale. Et ce n’est malheureusement que par petites touches – comme ce regard de Lucas (Joel Edgerton) observant, évincé de cette équation sentimentale nécessairement à trois, la famille recomposée s’étreindre – que le film parvient enfin à émouvoir, là où la relation mutique qui lie le père au fils ou la progression vers une féérie lumineuse laissent de marbre.
Ce qui distingue Midnight Special de ses pères spirituels tient à sa rigidité émotionnelle. Si Starman brillait par ses extravagances poétiques (le surgissement de l’extra-terrestre des flammes, l’adieu bleu et rouge dans un désert enneigé) et les films de Spielberg par une violence comme double-fond du ravissement lumineux (le déchirement d’un enfant qui doit apprendre à dire au revoir, un père qui abandonne sa famille), Nichols pour sa part s’en tient à une forme de pudeur qui fait parfois sa force mais joue aussi contre lui sur certaines scènes où le choix de la retenue amoindrit plus ce qu’il ne décuple l’émotion. Il paie aussi probablement son trop grand calcul, lors de la première heure, pour convaincre à la toute fin d’être l’héritier d’un émerveillement qui ne lui sied qu’à moitié. La déception est grande, donc, venant d’un cinéaste qu’on a peut-être un peu trop vite vu comme la révélation américaine la plus importante depuis James Gray ou M. Night Shyamalan. Reste que cette prise de recul ne remet pas en cause les promesses passées, et c’est avec simplement moins d’entrain que l’on attendra les prochaines nouvelles d’un cinéaste, certes plus si spécial, mais cependant toujours à suivre.