Avec Midnight Special, Jeff Nichols fait le pari risqué, mais réussi, de la montée en gamme. Produit pour la première fois par Warner Bros, pour un budget de 18 M$ (là où Mud n’avait coûté que 10M$ et Take Shelter 5M$), ce thriller fantastique télescope en réalité trois histoires et tonalités : celle, d’abord, d’une chasse à l’homme racée, autour d’un supposé kidnapping d’enfant ; celle, ensuite, d’un enfant aux pouvoirs étranges et convoités, qui semble communiquer avec le ciel ; celle, enfin d’une famille déchirée et impossible à réunir.
On aperçoit deux écueils : à droite, l’entrée dans le système et le risque d’une œuvre indépendante désormais surproduite, comme on a pu le voir cette année chez trois réalisateurs rapidement montés, Joachim Trier (Louder than Bombs), Denis Villeneuve (Sicario) et Paolo Sorrentino (Youth) ; à gauche, la tentation d’une mise en scène trop explicite comme celui de M. Night Shyamalan qui ne ménage plus ses effets et perd en subtilité dans la seconde partie des années 2000. Heureusement, ces menaces sont en grande partie écartées. La première, parce que la mise en scène de Nichols reste ancrée dans ses fondamentaux : un territoire qu’il connaît bien, le Texas ; un acteur, Michael Shannon, qui campe à lui seul la radicalité des premiers films ; et enfin une sensibilité toute singulière et une tension atmosphérique sourde. La seconde menace, celle de se « shyamalaniser », est plus marquée dans la mesure où la représentation visuelle du fantastique gagne ici en spectacularité. Mais la poésie du film et les enjeux à multiple entrées qui sont développés creusent les images fantastiques d’une pudeur et d’une vraie mélancolie. L’immanence du Texas se ressent d’autant plus qu’il apparaît explicitement, par le champ qu’ouvrent les pouvoirs du jeune garçon la possibilité furtive, et surréelle, d’une transcendance. Un superbe plan paysager, en fin de film, laisse entrevoir la superposition de deux mondes et rend, en contrepoint, l’espace rural texan à sa terrible et pesante vacuité.
De fait, en passant plus nettement du côté du cinéma fantastique, Nichols creuse un sillon qui était déjà le sien, un certain mysticisme mais qui était alors entremêlé à une attention socio-géographique. Ici, ce passage se fait à l’intérieur même du film. La longue route des personnages accompagne le glissement des tonalités, le kidnapping devient retrouvailles avant de se faire échappée fantastique – il y a dans cet entremêlement quelque chose de Spielberg dans Midnight Special. La conduite du récit, la découverte parcimonieuse des enjeux, le lent déploiement – puis débordement – de la science-fiction, garantissent un mystère salvateur. Le parti pris photographique de travailler une lumière duelle (des couleurs oranges intérieures contre les bleus extérieurs) applique sur les visages la bichromie de l’aube tant redoutées par l’enfant suggère un univers incertain, un malaise irréel. Le surnaturel, incarné par un enfant à lunettes de piscine lisant un comic book, surgit par vagues – la première consistant en une spectaculaire pluie de météorites. Si Midnight Special marque tant, c’est parce qu’il situe, comme les précédents films de Nichols, ses personnages sur une lisière dangereuse et instable, entre les mondes, dans une quête inaboutie et mélancolique de leur juste place : Michael Shannon, à la frontière d’une paternité qui lui échappe ; pour le jeune Alton, tendu entre sa filiation humaine et son appartenance surhumaine, et, plus encore, au mi temps de l’enfance et de la maturité.