Quel chamboulement intérieur représente l’arrivée d’une rivale dans le nid familial ? Quelle est cette étrange et menaçante créature qui vient envahir un royaume de coussins et contester un trône que l’on croyait sien ? Si un événement aussi anodin que l’apparition d’un second enfant dans un foyer ouvre, dans le film, à un tel lyrisme, c’est que Miraï, ma petite sœur se démarque par son application et sa justesse désarmante à ne voir que du point de vue de son héros haut comme trois pommes, le grand frère. Ce choix narratif façonne la mise en scène même, le bouleversement de l’univers du petit Kun impliquant un déraillement du film dans sa totalité. Le caractère instable du long-métrage, accroché coûte que coûte aux émois de l’enfant, assume un rythme sinusoïdal – quitte à provoquer des chutes et des béances étonnantes – qui traduit au mieux le dialogue entre les deux registres esthétiques qui le fondent. Les deux vitesses de Miraï… – le quotidien réaliste de la vie d’une famille moderne dans une grande ville japonaise contemporaine face aux fulgurances intimes, plus fantastiques et oniriques – profitent à plein de son jeu d’échelles et de contrastes. Courant d’air chaud et courant d’air froid, les deux se condensent l’un de l’autre, selon un schéma initiatique peut-être légèrement trop systématique (un problème posé à Kun dans sa vie transformée par l’arrivée de sa petite sœur est résolu après une échappée imaginaire, et ainsi de suite). Mais cette structure visible qui se dérègle raconte précisément ce qu’est Miraï…, un film orageux qui épouse les lignes discontinues de la psyché d’un petit homme en construction.
Filmer les intérieurs
Cette œuvre cyclonique qui emporte son personnage dans une odyssée temporelle et poétique – qu’on pourrait sans doute rapprocher du Magicien d’Oz par cette métaphore météorologique – repose sur un art du motif. Deux reviennent fréquemment : l’arbre, planté au milieu du jardin de la maison, qui renvoie à l’arborescence généalogique, et le train, décliné sous toutes ses formes et ses connotations (de la locomotive à vapeur ancienne au TGV Shinkansen, des monstres d’aciers effrayants aux jouets en plastique). Leurs traits sinueux respectifs (les branches, les chemins de fer) strient certains plans et donnent l’impression que le film circule dessus, s’orientant au grès des nœuds et des aiguillages. Cette sensation de flux et de vitesse – l’animation donne lieu à quelques séquences d’accélérations sidérantes – ouvre à tous les possibles. La frustration et la jalousie de Kun face à sa nouvelle petite sœur, si elle donne d’abord lieu à quelques réactions agressives et boudeuses mal contrôlées, ne restent pas des énergies négatives. Loin d’aboutir sur un renfermement du personnage, Hosoda pense cette expérience fondatrice pour le garçonnet comme l’occasion d’une exploration. Miraï est un film d’aventure à part entière, avec son récit épique et son lot de personnages-passeurs. Pas de jungle ici, mais des époques et des intérieurs : les espaces traversés (la maison dans le présent et ses diverses correspondances dans le passé – la maison de l’enfance de la mère, l’atelier du grand-père –, dans le futur – la maison pendant l’adolescence de Miraï –, ou fantasmées – la gare futuriste de Tokyo) font l’objet d’une profusion de détails et d’objets qui les inscrivent dans un rapport réaliste et matériel. Les variations graphiques selon les lieux et les années font du film une œuvre baroque. Sonder les hésitations intérieures d’un adorable garnement passe par une attention particulière dans la description précise des endroits qu’il doit symboliquement traverser. Cette envie de magnifier ce qui est de l’ordre habituellement du décor, laissé dans le fond de l’image, dit beaucoup d’une œuvre qui se détache des impératifs narratifs pour s’évader, laisser libre court à ses personnages d’interagir à leur rythme avec l’environnement dans lesquels on les place. Ces séquences surprennent ainsi par l’inventivité qu’elles abritent, comme si celles-ci n’étaient pas déterminées à l’avance, et vient donc trancher avec la structure globale du film.
Chaque évasion dans les méandres du temps et de l’imagination est donc l’occasion pour Kun de rencontrer les esprits de la famille. Superbe idée : c’est sous le patronage de sa sœur plus âgée (on pourrait traduire le titre original par « Miraï du futur ») que le garçon va prendre goût à ces voyages dans le temps et interagir avec ses ancêtres. Il redécouvre ainsi sa mère enfant, petite fille espiègle et prête à tout pour une bêtise, bien loin de la femme stricte et sévère qui lui fait si peur. Il assiste à la rencontre amoureuse entre sa grand-mère et son grand-père, blessé à la guerre. Il se voit, plus tard, en adolescent renfrogné qui regrette déjà quelques choix qu’il a pu faire enfant. L’aisance d’Hosoda dans ces envolées délirantes – qui n’est pas une surprise quand on regarde les films précédents du réalisateur – met encore plus en lumière son soin méticuleux de la représentation du quotidien. Si on peut le considérer comme un héritier d’Hayao Miyazaki, Miraï, ma petite sœur le rapproche au fond davantage de l’œuvre de Yasujirō Ozu. Car derrière ces moments amples et virevoltants se dessine une véritable fresque familiale qui résonne avec la grande histoire du Japon et de ses mutations sociales dont il se fait le témoin, comme son illustre prédécesseur. Les trains miniatures étaient déjà le jouet préféré du plus jeune des garçons de la famille d’Été précoce, espérant à chaque retour du père que celui-ci ait acheté un nouveau jeu de rails. Le rapport filial est aussi au centre de Miraï : comme dans Ame et Yuki, Les Enfants-loups où le récit des deux personnages principaux dissimulait en creux un magnifique portrait de mère, les péripéties de Kun laisse deviner en transparence celui du père, hébété et débordé par cette mission dont il doit désormais assumer la responsabilité. Sa maladresse est d’autant plus touchante que le film ne le montre jamais comme nonchalant. Au contraire, il ne rechigne pas pour assurer à la fois son travail d’architecte à domicile et toutes les tâches ménagères nécessaires, jusqu’à l’épuisement. Dans le même élan, Hosoda enregistre avec humour et pertinence la nouvelle assignation des rôles familiaux dans la société japonaise d’aujourd’hui, qui suit l’émancipation féminine en cours, tout en dessinant à traits fins et avec tendresse, la chronique d’un « homme honnête ». Un plan discret mais brillant au début du film embrasse dans un seul travelling toutes ces dimensions : suivant l’architecture particulière de la maison (une enfilade de pièces construites en escaliers), on voit le père s’affairer comme il peut pour ranger, aspirer, nettoyer derrière les dernières trouvailles de son fiston, toujours plus rapide à inventer de nouvelles bêtises. Le film est à cette image, en permanente agitation à tous ses niveaux de lecture, en permanente mutation pour chaque membre de la famille qui, tous à leur manière, grandissent.