Jessica Chastain commence à être habituée aux rôles de femmes à poigne, mais il faut l’admettre : quand elle n’est pas suivie et filmée par un cinéaste sachant à peu près enluminer ses acteurs (comme Kathryn Bigelow dans le tendancieux Zero Dark Thirty), les limites de son jeu de mâchoires serrées se font bien sentir. Ici, c’est John Madden qui est aux manettes, dépourvu même d’une once du savoir-faire de Bigelow, et avoir déjà dirigé Chastain dans le navrant L’Affaire Rachel Singer ne l’aide en rien. On n’est donc pas si surpris que ce Miss Sloane se révèle le pire véhicule jamais offert à l’actrice, réduite à claironner sans grâce la détermination comme les rares moments de détresse de la « dame de fer » qu’on lui donne à jouer (et qui lui a valu une nomination aux Golden Globes…). Pendant un moment, on croit que l’écriture du rôle pourrait donner le change : une lobbyiste redoutable et sans scrupules, donc d’emblée fascinante par les préjugés négatifs qu’elle inspire. Le film met à mal cette attente au bout de vingt minutes, en un retournement improbable qui n’est que le premier : Sloane quitte soudainement son gros cabinet à la clientèle riche et puissante pour un cabinet rival moins gros à la clientèle moins riche, défendant en l’occurrence un projet de loi de contrôle des armes à feu. Une cause a priori sympathique, mais, on s’en doute rapidement, ce choix de l’héroïne constitue moins un manifeste anti-NRA qu’un artifice pour épicer le challenge : la seule conscience socio-politique que le film concède au personnage est celle qui permet de rendre la victoire encore plus éclatante.
Une dame de fer…
Il était prévisible que le politique, auquel la description des manœuvres de lobbying renvoie forcément, serve essentiellement d’amuse-gueule de luxe dans un produit hollywoodien. Mais il y a plus grave. Miss Sloane échoue totalement à offrir le principal produit qu’il vend grossièrement fagoté : une figure crédible de super-woman censée porter un mystère et susciter la fascination, en apparence inébranlable (ses ressources de calcul semblent sans limite : elle lit même sur les lèvres !) mais qui a ses petites faiblesses (elle prend des cachets, s’offre les services d’un escort-boy dont elle s’entiche, soupçon de romance jamais traité au-delà de l’expédient surlignant le besoin de tendresse de la célibattante). Chastain, c’est à sa décharge, avait affaire à trop forte partie, avec une écriture aussi navrante de son rôle qui ne tient que sur de misérables béquilles de caractérisation (entre les détails sur-signifiants du portrait et la scène obligée, grotesque, où elle éructe la rupture de sa carapace), sans le regard d’un cinéaste capable de la filmer autrement qu’à travers ce piètre prisme. Dès lors, le film n’est jamais habité par ce personnage de papier, mais se traîne avec les artifices qu’il emploie pour l’écrire — lesquels se confondent avec les artifices qu’il confère à Sloane pour triompher des obstacles, avec presque systématiquement un ou deux temps d’avance sur le spectateur (que l’on affranchit à coups de flash-backs sur la virtuosité ultime de la lobbyiste).
… dans une maison de carton
Car c’est bien tout ce qui ressort de Miss Sloane, à force d’épouser servilement les exploits scénaristiques de son héroïne : une apologie de la « gagne », de l’exécution parfaite du programme, de l’atteinte des objectifs à tout prix, y compris celui de twists éhontés comme le dernier (qui a en plus le mauvais goût de torpiller le personnage le plus véritable flottant et subtilement joué — par John Lithgow). On remarquera que cette morale n’est pas si lointaine de celle de Zero Dark Thirty, justement, qui formulait sous ses oripeaux de film d’action documenté un sournois éloge du get the job done, du travail de terrain professionnel, obstiné et tendu vers l’objectif, où la fin justifie les moyens, n’en déplaise à ceux qui oseraient vouloir temporiser. Mais Madden et son scénariste sont trop à la ramasse à tous les niveaux pour prétendre la jouer fine comme Bigelow et Mark Boal : trop pressé de faire la course en tête de l’intelligence du spectateur, leur film se vautre dans ses propres effets de manche et s’étale de toute sa vanité. Il y a là une double tromperie sur la marchandise : non content de nous vendre un personnage jamais incarné, il tente de briller des lumières du thriller politique alors que ses tentatives de jouer au plus malin le rattachent à un tout autre genre. En vérité, on a plutôt l’impression de voir une de ces comédies criminelles où des clichés ambulants friment en usant et abusant des atouts planqués dans leurs manches et en révélant en flash-back leurs coups fourrés (Snatch, Revolver, Braquage à l’italienne, Slevin, la liste est trop longue). Malaise : Miss Sloane n’a rien d’une comédie, se prend même atrocement au sérieux, feignant en produit bien zélé d’ignorer à quel point il brasse du vide.
Et puisqu’on parle d’une prétention à la pertinence politique habitée par des fêlures humaines, on trouvera là un nouveau triste cas d’école d’une certaine démission du cinéma hollywoodien sur ces thèmes, là où la télévision n’hésite plus à prendre le relais sans (trop) prendre de gants. Sans entrer dans le détail de ce dossier, restons-en à un exemple des plus immédiats : le moindre personnage secondaire d’une série comme House of Cards, avec ses requins politiques névrosés, ne fait qu’une bouchée de cette « dame de fer » en carton.